Par
Valérie Urman
Journaliste, consultante Ingénierie et évaluation de la participation citoyenne
Poitiers tire le bilan d’un tirage au sort « maison » qui a conduit élus et agents à recruter en porte-à-porte un panel de 100 citoyens. La méthode se révèle efficace sur l’inclusion et sur la diversité mais ne garantit pas une mobilisation durable.
Ils ont passé vingt-et-une soirées d’hiver, en 2022, à sillonner les quartiers de Poitiers pour aller vers les habitants. Une vingtaine d’élus et cinq agents, répartis en binômes, se sont mobilisés pour recruter les cent participants de la future « Assemblée citoyenne et populaire »[1], à partir d’adresses tirées au sort. Une mère de famille, occupée à préparer le dîner, a eu la surprise d’ouvrir à la maire, pendant qu’adjoints et conseillers municipaux toquaient à d’autres portes. Ce format de tirage au sort commence à se déployer localement, à la fois pour réparer le lien entre décideurs publics et citoyens, ainsi que pour inclure des habitants qui seraient sans cela difficiles à capter par les dispositifs participatifs.
« C’est un outil puissant pour déconstruire l’image tenace d’élus qu’on ne verrait jamais en dehors des campagnes électorales. Que l’on aille frapper aux portes fait toute la différence. C’est utile à la compréhension immédiate de la démarche, les gens ne nous confondent pas avec des démarcheurs. Le dialogue s’engage tout de suite. Certains habitants ont un réflexe de rejet du politique, finalement ça se termine autour d’un café, on vit des moments riches de partage » rapporte Ombelyne Dagicour, première adjointe chargée de la participation.
Pour établir un fichier d’adresses, Poitiers a utilisé la méthode de Fréquence Commune[2], une coopérative qui a déjà accompagné une quinzaine d’autres villes de toutes tailles. Au fil des expériences, le prestataire poursuit le développement d’un logiciel de tirage au sort qui facilite l’extraction rapide de données. L’outil sélectionne au hasard des dizaines, centaines ou milliers d’adresses dans la Base de données nationale des bâtiments[3]. Différentes pondérations permettent de prendre en compte des paramètres locaux pour obtenir une cartographie plus juste : par exemple en incluant, à proportion, les quartiers prioritaires de la ville. C’est une alternative aux listes électorales, qui excluent certains habitants, et au cadastre qui ne précise pas la destination des parcelles, augmentant le risque de favoriser les maisons individuelles au détriment de l’habitat collectif.
Pour recruter 100 habitants, il a fallu tirer au sort 300 adresses. Le recrutement en porte-à-porte devait ensuite permettre d’approcher la diversité de la population selon quatre critères : catégorie socio-professionnelle, âge, genre, quartier. À la différence des tirages au sort menés par des instituts spécialisés, l’approche « maison » sollicite fortement les équipes municipales. « Poitiers, c’est 90 000 habitants et beaucoup de quartiers. C’est rude d’aller seul faire du porte-à-porte, c’est plus sympa et plus sécurisant d’aller frapper aux portes en binôme » justifie Emmanuelle Redien, à la tête de la mission participation citoyenne de la Ville. La moitié des 38 élus de la majorité ont participé, avec le renfort de quelques élus de l’opposition. Outre la disponibilité requise, l’effort logistique se révèle conséquent : il faut constituer les binômes, leur planning, leur circuit, les équiper de tablettes pour entrer le profil des habitants rencontrés, leur fournir des éléments de langage communs… « C’est chronophage et cela demande une énergie considérable. Pour dix soirées, c’est jouable ; nous n’imaginons pas en refaire vingt-et-une, ou alors avec plus de volontaires » estime Emmanuelle Redien.
Dans l’immédiat, l’effort paye. « Cela permet de toucher des gens qui ne participeraient jamais autrement », estime Hélène Charles, chargée de mission pour l’Assemblée citoyenne et populaire. La démarche a produit un taux de réponses positives élevé, atteignant ses objectifs après la visite de 241 adresses : sur le moment, près de la moitié des personnes approchées ont dit « oui » ou « oui, peut-être ». Les relances téléphoniques ont permis de constituer un panel de 134 citoyens volontaires, ramené à 101 quelques mois plus tard au fil d’inévitables défections. Mais seuls 47 d’entre eux étaient présents lors de la première session de l’Assemblée citoyenne et populaire, le 4 mars 2023. Et pas davantage lors de la session suivante en juin. Douche froide.
Les motifs personnels invoqués – santé, déménagements, contraintes inopinées – ne suffisent pas à expliquer la faible présence effective. D’autres points interrogent : le délai entre la fin du tirage au sort et l’installation effective de l’assemblée citoyenne ; l’ambiguïté du fonctionnement de cette assemblée ouverte à tous, où siègent aussi les curieux, les participants ponctuels, a pu désorienter les citoyens tirés au sort. « Nous n’avons pas encore trouvé la recette pour maintenir leur mobilisation dans la durée » résume Emmanuelle Redien.
Compte-tenu de ces résultats, chaque binôme aura recruté, finalement, un à deux participants assidus par soirée. Au regard du temps passé dans les quartiers – 194 heures de travail cumulées – et des ressources humaines engagées, l’efficience du processus n’est pas au niveau espéré. Les binômes, qui s’amusaient à comparer leur rendement, ont été nettement surpassés par la maire à qui tout le monde disait oui. Pour autant, ses recrues ne sont pas davantage présentes aujourd’hui dans l’assemblée… L’administration s’en désole avec humour : « Même l’effet maire est éphémère ».
Ces limites peuvent fragiliser, en chemin, la bonne diversité initiale du panel. « Les CSP+ (catégories socio-professionnelles supérieures) accrochent bien ; c’est plus dur avec les jeunes, on a du mal à les trouver chez eux aux horaires du recrutement, entre 17h30 et 19h30. Au total, les tranches d’âge sont équilibrés mise à part une sous-représentation des moins de 21 ans » analyse Benoît Soyez, étudiant en apprentissage, chargé du suivi évaluatif. Selon ses pointages, le panel compte 58 % de femmes « plus nombreuses à ouvrir la porte en début de soirée ». Et il a fallu anticiper, en jouant sur les pondérations, pour augmenter les chances d’inclusion sociale et de diversité urbaine : « Nous avons tiré au sort plus d’adresses dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville que dans le centre-ville où le taux de réponses positives est bien supérieur ».
Au-delà des qualités procédurales du tirage au sort et du recrutement, l’engagement citoyen dans la durée nécessite d’importants moyens d’accompagnement. La démarche est toujours en cours et son analyse est loin d’être achevée. Des bénéfices ressentis restent à objectiver, comme l’effet réparateur sur une confiance abîmée.
Clés
- Coût du tirage au sort et du recrutement de cent citoyens : 80 000 euros d’assistance à maitrise d’ouvrage. S’ajoute le coût d’activité du service de la participation citoyenne : une chargée de mission et un étudiant en apprentissage y ont travaillé à temps plein, et la cheffe de la mission participation citoyenne pour un tiers de son temps.
- Budget de l’Assemblée citoyenne et populaire : 105 000 euros pour l’organisation des trois journées annuelles (frais de restauration, garde d’enfant, traduction langue des signes, communication). Une indemnisation est proposée au 20 citoyens impliqués dans la préparation des assemblées, sur demande et condition de ressources.
- Ressources humaines : vingt élus et cinq agents ont participé aux 21 soirées de porte-à-porte.
- Prestataire : la coopérative Fréquence Commune a accompagné les phases de conception et de réalisation du tirage au sort.
- Panel : il est stabilisé à 101 habitants tirés au sort sur le territoire communal selon des critères de catégorie socio-professionnelle (CSP), d’âge, de genre et de quartier de résidence.
- Calendrier : début octobre 2022, construction d’un fichier de 300 adresses tirées au sort ; mi-octobre à mi-décembre 2022, recrutement en porte-à-porte ; janvier 2023, temps d’accueil des citoyens volontaires ; mars-juin-octobre 2023, trois sessions d’une journée pour co-construire un projet d’actions sur une problématique choisie par les citoyens : les incivilités dans l’espace public ; décembre 2023, vote du projet en conseil municipal.