Le Rhône à hauteur d'Avignon. Photo Ciarán o Muirgheasa, Pixabay

Réinventer la gouvernance du Rhône ?

par

Justin Soubanere

Étudiant en master de science politique à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Une forme de convention citoyenne organisée en dehors de toutes institutions et transnationale : l’assemblée populaire du Rhône entend transformer radicalement la gouvernance du fleuve. Avec des gardiens du Rhône, citoyens représentant l’écosystème du fleuve. Justin Soubanere, explique la démarche de l‘association Id·eau.

Prenant la forme d’une pétition recueillant près de 1 500 soutiens, l’ambition de l’appel du Rhône lancé par l’association Id-eau en 2020 était d’entrer en résonance avec le « soulèvement légal terrestre[1] » à l’œuvre dans plusieurs coins de la planète : à l’instar des autochtones qui peuplent les berges du Whanganui en Nouvelle Zélande, de l’Atrato en Colombie ou, plus proche de nous, de la Mar Menor en Espagne [lire notre article]. Depuis 2020, certains rhodaniens réclamaient, eux aussi, que le cours d’eau qui sillonne leur lieu de vie soit reconnu comme un sujet doté de droits.

Bien que l’attribution d’une personnalité juridique au Rhône aurait pu constituer une avancée symbolique intéressante, l’association a pris conscience qu’elle n’aurait pas d’effet sur la protection effective du bassin versant si elle n’était pas accompagnée d’un tournant politique. En fait, dans l’esprit de l’association Id·eau, sans une transformation de l’édifice institutionnel actuel, les droits du fleuve resteraient lettre morte. Selon ses membres, pour mettre à l’abri le Rhône de la menace des activités anthropiques, il fallait partir à la rencontre des habitants du bassin versant et imaginer les contours d’une nouvelle gouvernance.

C’est dans ce contexte, en 2021, qu’Id·eau opère une sorte de détour participatif en tirant au sort vingt-cinq habitants du bassin versant suisse et français, invités à délibérer sur la question suivante : « Comment aider le Rhône à agir et à se faire entendre pour défendre ses propres intérêts et ceux de son bassin versant, de ses écosystèmes ? ». Les panélistes ont été réunis à cinq reprises avant de présenter les résultats de leurs travaux à Lausanne, le 15 mars 2024.

Une convention autonome

Au sein des conventions, instances de débats publics et autres dispositif participatifs, les citoyens ne jouissent pas toujours d’un pouvoir décisionnaire final. Souvent, ils ne sont que consultés et les propositions qu’ils produisent sont amendées, voire abandonnées par les élus qui font le tri parmi les fruits de la délibération. Soucieux d’éviter ces écueils, les initiateurs du projet ont tenu à s’affranchir des cadres des dispositifs portés par les pouvoirs publics. Leur ambition : permettre aux habitants du Rhône de s’emparer des enjeux liés à la gouvernance du fleuve en toute autonomie.

C’est surtout dans sa manière de se situer vis-à-vis de l’État que l’assemblée trouve sa plus grande originalité. Élaborée par et pour la société civile, l’Assemblée populaire du Rhône s’est développée en dehors de tout cadre institutionnel. Qu’il soit suisse ou français, aucun acteur public n’a été impliqué dans sa conception et son organisation. Pour Id-eau, cela signifie que la transformation du régime de protection du fleuve ne peut pas venir d’une amélioration des dispositifs existants, mais doit partir de la base, là où les institutions ne parviennent pas à produire du sens ou à assurer l’efficacité écologique.

Cette méthode s’apparente à ce que le sociologue Erik Olin Wright qualifie de « stratégie interstitielle »[2] : au lieu de confronter ou de réformer l’ordre existant, Id·eau a voulu le contourner pour créer, depuis les interstices du système, une institution pouvant concurrencer et éroder la légitimité de la gouvernance actuelle.

Dépasser les fragmentations politiques

L’Assemblée populaire du Rhône a donc cherché à remettre en cause l’architecture de la gouvernance des fleuves. Dans le cas du Rhône, cette dernière se caractérise par une fragmentation institutionnelle profonde. D’un côté la Suisse, de l’autre la France. Entre les deux : une mosaïque d’acteurs, des niveaux de compétences imbriqués, des cadres juridiques distincts et des logiques sectorielles souvent incompatibles… Les institutions qui assurent la conservation du fleuve continuent de penser les politiques écologiques en tenant peu compte des contraintes géographiques imposées par l’environnement naturel. Id·eau a voulu encastrer l’action de la gouvernance rhodanienne dans les limites fixées par le fleuve lui-même. C’est dans cette logique que l’association a tiré au sort des personnes venant de Suisse et de France, non sur la base de leur nationalité, mais en fonction de leur ancrage territorial dans le bassin versant du Rhône.  En structurant la composition du panel sur le tracé du bassin versant, l’Assemblée a remis en cause les frontières administratives traditionnelles.

Le Rhône : un commun territorial partagé

Cette relocalisation du politique ne relève pas du seul registre symbolique. Elle a produit des effets sur les subjectivités des participants. En travaillant à l’échelle du bassin versant, les personnes qui ont délibéré ont momentanément délaissé leur identité de Français, de Suisse, de Lyonnais ou de Genevois pour agir en habitants du Rhône. Une forme d’autochtonie rhodanienne s’est progressivement affirmée au sein de l’assemblée. Et c’est ainsi que des panélistes venus d’horizons éloignés ont pu prendre conscience qu’il était possible de se fédérer et d’agir collectivement à partir de ce commun territorial partagé.

Ainsi, en transformant le fleuve en un lieu politique capable de faire émerger un nouveau peuple rhodanien instituant, l’Assemblée populaire du Rhône révèle combien les bassins versants peuvent devenir des espaces démocratiques où s’élaborent, par l’expérience participative, des formes de solidarités territoriales alternatives.

Les gardiens du Rhône : la voix des écosystèmes du fleuve

Qu’en est-il du résultat produit par le panel ? Quels dispositifs concrets ont été imaginés pour transformer durablement la gouvernance du Rhône ?

C’est autour de trois boussoles que les panélistes ont bâti leurs propositions : le respect des limites planétaires, la reconnaissance de l’interdépendance avec le vivant et la prise en compte de la dimension transnationale. Plus qu’une série de recommandations, ils ont préfiguré un nouveau régime de protection du Rhône et plaident pour que la gestion du fleuve associe les habitants qui peuplent ses rives.

Les panélistes ont imaginé que la gouvernance du bassin versant devrait reposer sur les épaules de personnes volontaires qui se verraient attribuer le rôle de  gardiens du Rhône. En s’appuyant sur le tissu associatif rhodanien et en collaborant avec toute parole experte susceptible d’enrichir son travail, ce nouveau corps d’habitants est pensé pour mener des actions de sensibilisation : diffusion d’informations, analyses de terrain pour communiquer des données sur la santé du Rhône, animation d’espaces de dialogue… Si la prévention constitue le cœur de leur mission, elle ne saurait occulter leur autre rôle, tout aussi décisif : la médiation en cas de litige. En arborant le titre de gardiens du Rhône, les personnes qui s’engagent auront aussi la charge de représenter la voix des écosystèmes du fleuve face aux activités prédatrices des sociétés humaines. En offrant la possibilité à tous les habitants du bassin versant de pouvoir saisir ces gardiens via une hotline ou une plateforme en ligne, les panélistes ont envisagé l’idée que la gouvernance pourrait mener une action en justice dans le cas où l’intégrité du Rhône et de ses affluents serait mise à mal[3].

À l’épreuve des faits

Aussi ambitieux soit-il, ce projet de gouvernance reste encore en suspens : les gardiens du Rhône font-ils disparaître les autorités en place ou agissent-ils de manière complémentaire avec elles ? Quel rôle les acteurs économiques peuvent-ils jouer ? Comment financer ce nouveau dispositif ? Puisque le Rhône n’a toujours pas acquis de personnalité juridique, par quels mécanismes les gardiens vont-ils pouvoir le représenter ? Pour l’heure, Id·eau n’a aucune réponse définitive et, pour trancher ces questions, ses membres se sont engagés dans une phase expérimentale intitulée Rhône en commun. Très concrètement, entre 2024 et 2027, l’association tente de voir si le cadre et les principes de la nouvelle gouvernance imaginée par l’Assemblée peuvent résister à l’épreuve des faits.

Après s’être tenue à bonne distance des autorités institutionnelles pendant le processus délibératif, l’association suisse cherche désormais à nouer des partenariats avec des collectivités et d’autres acteurs associatifs, afin d’identifier des terrains et des situations où le dispositif pourrait être testé. L’objectif affiché est clair : confronter la gouvernance actuelle en montrant que d’autres mécanismes plus démocratiques sont viables et désirables.

[1] Ici, l’expression est empruntée à Camille de Toledo, voir : Le fleuve qui voulait écrire, Les auditions du parlement de Loire, Paris, Flammarion, 2024.
[2] Pour reprendre les mots d’Érik Olin Wright, cette stratégie vise précisément à renforcer le pouvoir d’agir social dans les niches, les espaces et les marges de la société. Elle « envisage la transformation comme un processus de métamorphose dans lequel de petites transformations successives produisent, en s'additionnant, un changement qualitatif au sein même du système social ». Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017, p.437.
[3] Pour saisir avec précision les contours de la gouvernance imaginée par les panélistes, se référer au document de l’Assemblée populaire du Rhône disponible en ligne : https://www.assembleepopulairedurhone.org/

Justin Soubanere

Justin Soubanere est étudiant en master de science politique à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Sous la direction de Loïc Blondiaux, il a rédigé un mémoire intitulé « Le fleuve comme nouvel espace démocratique : enquête sur l'Assemblée populaire du Rhône ». Ses recherches en cours portent sur les expériences préfiguratives écologiques et la démocratie du vivant. 

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