Entretien avec
Fabien Toulemonde
formateur à l'Ecole de travail social Askoria
Passer d’une relation entre professionnels experts et personnes bénéficiaires à une relation horizontale, transformer un face à face en travail collectif reposant sur des alliances : les travailleurs sociaux en recherche de sens et d’impact doivent s’assoir à la table des personnes concernées, propose Fabien Toulemonde, formateur.
Les travailleurs sociaux développent de plus en plus de démarches en vue d’associer des personnes bénéficiaires, pourquoi en ont-ils besoin ?
Tout d’abord, en réponse à l’attente des personnes concernées elles-mêmes, qui revendiquent de donner leur avis, qui ne veulent pas être infantilisées en plus d’être en situation de vulnérabilité. Ensuite, en réponse à une crise du travail social, car les professionnels perdent le sens de leur métier avec des conditions d’exercice difficiles. Prenons l’exemple récent de la protection de l’enfance, avec le rapport Santiago [1] qui vient d’être publié, il parle de dysfonctionnement global, d’une situation dramatique. Les travailleurs sociaux cherchent de nouvelles pratiques et la participation peut, dans certains cas, aider à créer une relation de confiance, différente, plus horizontale entre les professionnels et les personnes accompagnées.
En fait, ce n’est pas une question nouvelle. Dès 1982, Nicole Questiaux [2] décrivait comme l’une des orientations principales du travail social le fait de « permettre aux usagers d’être des citoyens à part entière ». Ensuite, la loi de 2002 a créé les Conseils de vie sociale dans les établissements sociaux et médico-sociaux. Puis les travaux du Haut conseil du travail social ont abouti à une définition du travail social, consacrée par décret en 2017, qui indique que les travailleurs sociaux accompagnent « l’exercice d’une pleine citoyenneté » des usagers.
Mais il semble qu’il y ait un pas entre la volonté d’associer des personnes éloignées et la capacité réelle de le faire, pourquoi ?
Il est vrai que, si on étudie la place des décisions dans les Conseils de vie sociale, on est assez loin des décisions structurantes, on est plutôt sur des décisions d’animation quotidienne qui ne vont finalement pas engager fortement l’établissement… Il faut donc un changement de paradigme dans la pratique des travailleurs sociaux. Nous évoluons d’un travailleur social expert, qui applique ce qui est nécessaire à la personne concernée, à une réflexion qui met au centre la personne (mais sans cette personne elle-même !) pour finalement rechercher des alliances en vue d’atténuer l’asymétrie qui règne entre le travailleur social et la personne accompagnée. Le travailleur social a un « super pouvoir » qui est celui de connaitre les dispositifs sociaux et la manière de s’en emparer. Il doit apprendre à partager ce pouvoir et à compter sur le savoir expérientiel des personnes.
Il est toujours difficile de mobiliser les personnes qui font face à des vulnérabilités. Cela demande du temps et le temps manque toujours. Il faut pouvoir créer des liens qui permettent à ces personnes de prendre une réelle place dans les décisions qui les concernent. Cela demande une adaptation des travailleurs sociaux aux personnes, à leurs attentes, leur temporalité. Cela transforme les manières d’agir pour donner du pouvoir aux personnes, on parle alors de « capacitation ». Cela demande aussi de la considération. Il faut être, en tant que travailleur social, persuadé que les personnes savent ce qui est bien pour elles, leur permettre d’en faire l’expérience et donc de participer à leur parcours d’intervention sociale.
Il y a également du flou dans la nature de la participation possible. Il existe différentes manières de participer : en permettant l’entraide mutuelle et la création d’alliances entre personnes concernées ; en collaborant aux réflexions qui déterminent le fonctionnement des dispositifs d’intervention sociale, par la participation au Conseil de vie sociale par exemple ; ou encore en organisant des rôles de pairs, que ce soit comme intervenant social, formateur ou chercheur….
Ces démarches participatives dans le social reposent sur l’accueil du savoir expérientiel. Pouvez-vous le définir ? Pourquoi est-ce particulièrement important de travailler le savoir expérientiel avec les personnes éloignées ?
Le savoir expérientiel est un savoir acquis par le fait d’avoir pu participer à une expérience, celle de personne en situation de vulnérabilité. À partir de là, la personne peut avoir un regard réflexif sur cette expérience pour la partager avec d’autres. C’est un savoir que ne possède ni l’intervenant social, ni l’universitaire. Ce savoir expérientiel entre dans un continuum entre le témoignage, pouvoir expliquer à d’autres ce qui m’est arrivé, jusqu’à la participation à des recherches scientifiques. Entre les deux, la personne aura acquis des compétences, comme le fait de connaitre et de comprendre la façon d’opérer des intervenants sociaux…
Travailler ce savoir expérientiel avec les personnes concernées, c’est leur apporter une reconnaissance. Pour Serge Paugam [3], le socle du lien social est basé sur cette reconnaissance et sur la protection. La protection est souvent la priorité des interventions sociales. Ajouter un travail sur le savoir expérientiel, c’est ajouter la reconnaissance nécessaire à chacun, permettre de trouver une place autre que celle de récipiendaire. En outre, permettre d’utiliser ce savoir expérientiel, c’est permettre une forme de contre-don au don de l’intervenant social. Cela permet aux personnes concernées de garder l’initiative, comme l’aurait dit Pierre Bourdieu [4]. Enfin, travailler ce savoir expérientiel, c’est aussi améliorer les modalités d’intervention sociale en l’enrichissant d’un nouveau savoir qui était jusque-là insaisissable.
Est-ce que les travailleurs sociaux sont formés à ce type de démarches ?
J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, la question de la participation est développée dans les formations du travail social. Je ne sais pas dire à quelle hauteur, ni si cela est suffisant. Mais une fois sur le terrain, je constate des manquements et heureusement parfois de belles réussites, comme certaines démarches de « logement d’abord » [5] qui intègrent les personnes sans abri dans les comités de pilotage. Mais la réalité du travail social, le manque de temps pour intervenir, le manque de volonté de l’État pour donner les moyens nécessaires au développement de cette participation, rendent les choses quasiment impossibles. Comme dans toute démarche démocratique, il est nécessaire d’avoir du temps de formation, de réorganisation des services vers une meilleure qualité d’intervention. Aujourd’hui, la réorganisation va plutôt dans le sens de la rationalisation, faire plus avec moins. Je crois qu’il serait difficile d’en attendre plus des intervenants sociaux dans ces conditions.
Concrètement, qu’est-ce que peuvent en retirer les personnes de participer à une démarche, un groupe de travail, un Comité de pilotage ? Est-ce que la question de l’indemnisation et du statut du participant est posée ?
Participer à un groupe de travail, par exemple, apporte de la reconnaissance. Cela permet aussi de participer à la vie sociale, de trouver une place dans notre société dont peuvent être exclues les personnes en situation de vulnérabilité. Cela permet de se sentir utile. Tous ces éléments se rapprochent des bienfaits que peut procurer un travail dans un environnement sain. Alors, inévitablement, se pose la question du statut, quand la personne concernée est la seule à être bénévole autour de la table. Cela parait injuste car cela revient à ne pas reconnaitre le savoir expérientiel à sa juste valeur. Une solution réside dans la professionnalisation pour certains, qui vont devenir intervenants sociaux pairs professionnels. Mais ces emplois sont pour le moment souvent précaires. Et pour ceux qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas en faire leur métier, la question de la gratification se pose. Il faudrait permettre une indemnisation qui ne soit pas prise en compte dans les ressources des minimas sociaux, sinon cette indemnisation aurait pour conséquence de réduire le montant des aides sociales et rendre cette participation gratuite en définitive.
Vous parlez des professionnels pairs, quel est leur rôle ?
Les pairs aidants jouent le rôle de miroir. Si une personne s’en est sortie, alors je peux peut-être y arriver. Ils sont aussi des acteurs précieux pour créer des alliances entre personnes concernées et les travailleurs sociaux, en permettant de mieux saisir ce que vit la personne, en réexpliquant ce qui est vécu dans le corps et dans la tête. Leur présence oblige aussi les travailleurs sociaux à mieux prendre en compte l’attente des personnes concernées, en empêchant l’entre-soi. Ils vont pouvoir interroger les travailleurs sociaux sur leur manière de procéder.
Quelles sont les nouvelles orientations et réflexions liant travail social et participation citoyenne ? Quelles seraient les prochaines étapes à mettre en place ?
Aujourd’hui on repère tout un continuum de situations. La première est la privation de participation, quand les institutions et les travailleurs sociaux décident seuls de l’organisation d’un dispositif ; la seconde est la participation effective, dans laquelle les conditions des alliances entre personnes concernées et travailleurs sociaux sont réunies, à savoir la reconnaissance de l’expertise paire, lorsque des institutions et des travailleurs sociaux sont acquis à l’intérêt de cette participation, formés et disposent de temps alloué pour construire ces alliances ; la troisième est la co-élaboration de l’intervention sociale : ici, les personnes concernées participent de façon symétrique à la création des dispositifs avec les politiques et les professionnels. Et on peut aller jusqu’à la délégation de l’intervention sociale, quand la personne concernée est elle-même l’actrice de l’intervention sociale en étant travailleur pair par exemple.
Aujourd’hui, il faut agir sur les structures. Comment s’assurer qu’institutionnellement, les organisations prennent en compte le savoir expérientiel pour l’intégrer dans l’intervention sociale, comme élément autant essentiel que la compétence professionnelle des travailleurs sociaux ? Comment faire en sorte de ne plus réfléchir pour les personnes concernées, mais avec elles ? Je m’interroge, par exemple, sur les réunions de synthèse, où l’on étudie les situations des personnes concernées sans qu’elles soient présentes. Pour avoir participé à un nombre incalculable de réunions de ce type, je vois bien que les travailleurs sociaux sont bienveillants et réfléchissent aux meilleures solutions, mais ont-ils connaissance de tous les facteurs nécessitant une bonne décision ? Comment peuvent-ils prendre en compte la singularité de la personne sans elle ? Il est nécessaire que les travailleurs sociaux s’assoient à la table des personnes concernées.
Propos recueillis par Sylvie Barnezet
Clés
Qui sont les travailleurs sociaux ?
Selon l’INSEE [6], les travailleurs sociaux recouvrent les intervenants à domicile (aides à domicile, aides ménagères, techniciens de l’intervention sociale et familiale), les aides médico-psychologiques, les assistant.es maternels, les gardes à domicile ou assistant.es familiaux, les professionnels socio-éducatifs (cadres de l’intervention socio-éducative, éducateurs spécialisés, éducateurs de jeunes enfants…), les conseillers en économie sociale familiale (CESF)… Les derniers chiffres de l’INSEE datant de 2018 indiquent qu’ils seraient environ 1,3 million de professionnels.