par
Antoine Gonthier
Chargé de mission Interpellations citoyennes à la ville de Grenoble et membre de l'Institut Alinsky
Dans un cadre légal contraint, des collectivités expérimentent depuis quelques années différentes formes d’interpellation citoyenne. Permettent-elles des débouchés à des expressions ascendantes ? À partir de sa thèse récemment soutenue et de son immersion à Grenoble, Antoine Gonthier en explore les contours.
Qu’ils soient appelés droit de pétition, droit de saisine ou droit d’interpellation citoyenne, depuis quelques années en France, différentes formes de droit de pétition local se développent. Ces dispositifs ont en commun de proposer des débouchés formalisés à des interpellations collectives, matérialisées le plus souvent par des pétitions qui doivent atteindre un seuil de signatures pour déclencher une suite, déterminée par la collectivité concernée.
Dans plusieurs de nos pays voisins, comme en Suisse mais aussi en Allemagne ou en Belgique, ces procédures sont plus courantes et encadrées légalement. Il peut s’agir d’initiatives indirectes avec la capacité de mettre un sujet à l’ordre du jour d’une assemblée délibérante, comme en Belgique, ou directes avec le déclenchement d’un référendum décisionnel, comme en Suisse ou en Allemagne.
En France, le droit de pétition est reconnu de façon symbolique, mais il n’existe pas de cadre légal contraignant en la matière. Les dispositifs contraignants, par exemple une initiative citoyenne obligeant la tenue d’un débat en assemblée d’élus, ou des variantes du référendum d’initiative citoyenne, sont interdits. L’initiative et l’arbitrage des décisions restent l’apanage des représentants élus. Le droit de pétition local a été timidement introduit dans le Code général des collectivités territoriales (article L 1112-16) et, même s’il n’a aucune valeur contraignante (ce n’est qu’un droit de demander, synonyme de simple liberté d’expression) cela constitue en partie un appui pour l’expérimenter.
C’est dans ce contexte légal peu favorable que le droit d’interpellation local se développe en France depuis une dizaine d’années, à travers des expérimentations souvent réalisées en marge du droit et qui font d’ailleurs régulièrement l’objet d’annulations par les juridictions administratives.
La prise en compte d’initiatives citoyennes
Comment expliquer ce développement récent ? Ces dispositifs ont émergé dans la continuité du développement de la démocratie participative instituée, comme une nouvelle innovation procédurale. Mais aussi comme une réponse aux fortes critiques adressées aux dispositifs participatifs, notamment le fait qu’ils ont peu ou pas d’impact sur la décision et peu d’effet sur la mobilisation des catégories sociales éloignées de l’engagement politique… Le droit de pétition, lui, propose des mécanismes visant à mieux prendre en compte les expressions spontanées, ascendantes de la population, que ces expressions viennent de collectifs organisés ou de groupements plus éphémères. À noter que le droit de pétition est aujourd’hui majoritairement porté par des collectivités dont les exécutifs sont situés à gauche de l’échiquier politique.
Les débouchés aux mains des élus
Concrètement, l’enquête au sein des collectivités françaises fait apparaître trois types de débouchés aux interpellations citoyennes, avec des critères variables en termes de seuil de signatures ou de statut des signataires.
Le droit de réponse publique, d’abord. Par exemple, une question orale est faite au conseil municipal. Le pétitionnaire pose une question à laquelle le maire ou les élus doivent apporter une réponse publique en séance.
Ensuite, une forme d’initiative indirecte proposant la mise à l’agenda d’un sujet au sein de l’institution. La forme la plus courante est le déclenchement d’un débat en assemblée délibérante, avec prise de parole de l’ensemble des groupes politiques, sur un sujet porté par une pétition. Dans ce cas, les élus gardent la main sur les suites à donner à la discussion.
Enfin, une forme d’initiative décisionnelle contraignante, variante du référendum d’initiative citoyenne (RIC). Elle prend la forme d’une pétition qui déclenche un référendum décisionnel sur une question donnée.
La très grande majorité des dispositifs se situe dans les deux premières catégories. Ils proposent une forme plus ou moins riche de mise en débat d’un sujet porté par une pétition collective, mais dont la décision sur les suites à donner reste entre les mains des élus. Cependant, quelques collectivités proposent des dispositifs décisionnels d’initiative citoyenne. Ceux-ci dépendent de leur seule volonté politique, faute de cadre juridique contraignant. C’est le cas de la votation citoyenne expérimentée à Grenoble en 2016.
La reproduction des inégalités sociales et politiques
Comme d’autres dispositifs participatifs, le droit de pétition ou d’interpellation local vise à améliorer le fonctionnement démocratique, ce qui peut se traduire par trois grands objectifs. Le premier est d’améliorer l’inclusion politique, c’est-à-dire d’élargir le cercle des participants au jeu démocratique, en mobilisant les groupes sociaux peu actifs à travers les modes de participation habituels. Le second est d’enrichir la délibération publique, c’est-à-dire mieux représenter l’ensemble des intérêts dans le débat public et de permettre une élaboration collective de qualité. Enfin, il s’agit de mieux partager la décision publique en élargissant le cercle des acteurs de la décision finale.

Sur le premier enjeu, le premier constat est celui d’une faible utilisation de ces dispositifs dans les collectivités concernées. En effet, si 90 % des dispositifs de type question orale ou « demi-heure citoyenne » (un temps consacré aux questions des citoyens en début de conseil municipal) sont effectivement utilisés, seuls 26 % des dispositifs de mise à l’agenda d’un sujet en assemblée délibérante et 18 % des procédures de type RIC le sont. Et lorsque ces dispositifs témoignent d’un certain succès en terme d’usage, comme à Grenoble par exemple avec la médiation d’initiative citoyenne (environ 10 à 15 médiations par an depuis 2021), on observe une reproduction claire des inégalités sociales et politiques observées classiquement dans le vote, l’adhésion à un parti politique, la démocratie participative ou l’engagement associatif et militant.
Concrètement, à Grenoble par exemple, les personnes les plus diplômées et déjà actives politiquement sont largement sur-représentées parmi les initiateurs des pétitions utilisant le dispositif d’interpellation local. Ce résultat suggère l’importance de travailler sur les conditions qui rendent possible et qui soutiennent l’organisation collective des groupes sociaux peu entendus dans le débat public. En effet, la seule mise en place de débouchés formels aux interpellations existantes risque de donner davantage de ressources politiques à celles et ceux qui en disposent déjà.
Le lien à l’action publique de proximité
La délibération publique est-elle améliorée, au-delà d’un meilleur d’accès à l’information ? Les résultats sont très variables selon le type de procédure mis en place par les collectivités. Les formats de type « débat en conseil municipal », s’ils ont le mérite de proposer une forme de mise à l’agenda d’initiative citoyenne, se bornent le plus souvent à un échange de positions politiques antagonistes. Cela ne permet pas vraiment de modifier ou d’enrichir le débat public sur tel ou tel sujet. Ce fut par exemple le cas des débats en conseil municipal sur les pétitions liées à la modification de la tarification du stationnement ou sur le projet de fermeture de plusieurs bibliothèques à Grenoble, en 2016 et 2017.
En revanche, les initiatives de type « médiation » semblent plus intéressants. Ces formats expérimentés à Grenoble depuis 2021, à Besançon depuis 2022, à Strasbourg depuis 2023 ou encore à Poitiers depuis 2024, permettent, notamment sur des sujets précis et locaux, d’intégrer des citoyens (et en particulier les porte-parole des pétitions) dans l’élaboration, la prise de décision et la mise en œuvre des politiques publiques. Ils contribuent à la résolution plus fine de certaines problématiques de proximité, le plus souvent liées à l’espace et à la tranquillité publique.
Quelle prise en compte des contestations ?
Mais si les espaces de médiation montrent l’intérêt d’intégrer l’initiative citoyenne dans l’élaboration quotidienne de l’action publique, cela ne doit pas cacher l’impasse actuelle en matière de débouchés décisionnels crédibles.
Le droit d’interpellation citoyenne local se borne très souvent à des formes d’irruption de l’initiative citoyenne dans la discussion politique ou technique au sein des collectivités. C’est déjà notable mais cela ouvre rarement un espace décisionnel pour l’initiative citoyenne. Et, dans les rares collectivités qui ont expérimenté un format proche du référendum d’initiative citoyenne, comme à Grenoble entre 2016 et 2018 et depuis 2021, les caractéristiques de ces procédures les rendent peu crédibles et, de fait, peu ou pas utilisés. C’est le cas par exemple lorsqu’on exige un quorum d’approbation aussi élevé que lors d’une élection municipale alors que les moyens alloués à la campagne référendaire et à l’organisation du vote sont bien plus faibles.
Il est donc à souhaiter, dans les années à venir, à la fois une évolution du cadre légal permettant des expérimentations plus ambitieuses et contraignantes ainsi qu’un fort volontarisme politique. C’est cela qui permettra de mettre en place des formes crédibles d’initiatives décisionnelles au niveau local en France. Ces évolutions pourraient permettre de mieux mobiliser les catégories populaires, car les enquêtes d’opinion témoignent que ces dernières sont favorables à ces formes de démocratie directe.
Ces démarches induiraient des effets prometteurs sur le fonctionnement démocratique : un meilleur partage de la décision, la hausse de la compétence politique moyenne de la population, mais aussi une incitation des représentants élus à mieux prendre en compte les contestations en amont des décisions.