La participation citoyenne, un moyen de réconcilier les démocraties

Les citoyens veulent-ils (vraiment) participer ?

Par

Dorian Dreuil

Expert associé à la Fondation Jean-Jaurès

Le petit nombre de citoyens mobilisés par les dispositifs institutionnels ne doit pas masquer la forte demande populaire de plus de participation, c’est même l’une des principales revendications de tous les récents mouvements sociaux. Cette aspiration ne pourra pas être satisfaite sans être fixée dans les principes mêmes de gouvernance du pays.

Il existe une demande de plus de démocratie et de plus de démocratie à travers plus de participation citoyenne. C’est du moins ce que nous pouvons comprendre en écoutant le silence des urnes et le fracas des manifestations. 

Quel point commun entre les mobilisations sociales des « gilets jaunes » en 2018 et celles contre la réforme des retraites en 2023 ? Un besoin de plus de participation citoyenne. Au départ, ce sont des manifestations en réaction à des mesures liées au pouvoir d’achat, à la mobilité ou au travail, qui se transforment peu à peu en expression d’un véritable malaise démocratique. En 2018, la demande de mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) tient lieu d’exigence finale d’un mouvement qui n’avait pas jusqu’alors de revendications précises et collectives. Ce que dit ce RIC, c’est précisément le besoin de participer à la vie de la Cité et de déclencher un référendum. En 2023, un regain de mobilisation est provoqué par l’utilisation de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution par le gouvernement Borne. Quand bien même cet article est inscrit dans la Constitution et que son utilisation est légale, il a été perçu par une partie de l’opinion comme de mauvaise qualité démocratique. Cet exemple est un puissant révélateur du paradoxe de la démocratie française : le vote reste sacré pour désigner un candidat, mais en même temps, voter ne suffit plus pour exprimer sa citoyenneté.

Notons que ces deux séries de mobilisations sociales interviennent respectivement moins d’un an après les élections présidentielles de 2017 et de 2022. C’est dire si le vote, fût-il celui de l’élection qui passionne le plus les citoyens, ne suffit plus à garantir l’acceptation d’une norme, politique ou administrative, par le corps social. Associer les citoyens est occasion de redonner de la légitimité politique à la fabrication de la loi ou de la réglementation. Si cette tension se révèle sous nos yeux à la faveur de la réforme des retraites, elle n’est en réalité pas si récente. En 1964 déjà, Pierre Mendès-France expliquait que « si la nation doit agir et décider, elle ne peut intervenir seulement tous les quatre ou cinq ans. Il n’y a pas de démocratie sans participation continuelle des citoyens »[1]. L’histoire de ces dernières années lui aura donné raison dans la mesure où les élections (notamment présidentielles et législatives) semblent ne plus produire l’effet d’entraînement et la capacité politique suffisante pour que la nation ait le sentiment de décider. Le philosophe Paul Ricœur ne disait pas autre chose en énonçant que « nos démocraties électives ne sont pas, ou de façon inaccomplie, des démocraties représentatives »[2]. Avançons l’hypothèse suivante : lorsque la société n’a plus le sentiment d’être représentée, elle refuse la norme. Si la démocratie représentative ne suffit pas ou plus, alors imaginons de la compléter par l’innovation démocratique et la participation. 

Un intérêt inédit pour des outils de participation citoyenne 

Pour sortir de l’ornière du mouvement des « gilets jaunes » en 2019, le quinquennat précédent nous a offert deux innovations démocratiques majeures : le Grand débat national et la Convention citoyenne pour le climat. Ce sont là deux outils inédits dans une tradition démocratique qui sacralise le suffrage et le modèle représentatif comme seuls créateurs de légitimité politique. Le Grand débat national s’est traduit par une consultation qui a accueilli près de deux millions de contributions en ligne, 500 000 participants dans 10 000 réunions locales, plus de 500 000 contributions écrites dans 16 000 cahiers citoyens[3]. Cela représente ni plus ni moins que la plus grande consultation directe depuis les cahiers de doléances de 1789. L’autre innovation est celle de la Convention citoyenne pour le climat qui a convoqué 150 personnes tirées au sort, représentatives de la diversité de la société française. Au terme d’un exercice de co-construction de plusieurs mois, les conventionnaires ont produit 149 propositions réglementaires ou législatives devant être soumises « sans filtre »[4] soit par voie référendaire, soit au vote à l’Assemblée nationale, soit mises en application par la voie réglementaire. 

Dans le premier cas, ce fut un exercice inédit de consultation, dans le second une expérience de délibération destinée à produire du consensus sur un enjeu qui divise. Deux outils de participation des citoyens aux affaires de la Cité. Ces deux expériences sont intéressantes car elles montrent bien l’intérêt des Français pour ce type d’outils. Qu’en reste-t-il ? Pour l’un, les cahiers de doléances écrits ne sont pas consultables en ligne, contrairement à ce qui avait été annoncé. Pour l’autre, le « sans filtre » s’est heurté à différents « jokers » du président de la République. Ce goût d’inachevé persiste car le débouché politique n’a pas été clairement énoncé. Quelles suites aux contributions citoyennes du Grand débat national ? Les 149 propositions de la Convention citoyenne pour le climat ont-elles toutes été étudiées par le Parlement ou appliquées par règlements ? Manifestement, non.

Ce qui se conçoit bien s’institutionnalise clairement 

Institutionnaliser ces dispositifs de participation citoyenne permettrait d’en limiter l’ « effet pervers » consistant à ne pas mettre en évidence le continuum entre participation citoyenne et décision politique. Des exemples étrangers peuvent être inspirants à cet égard. C’est le cas des Commissions délibératives du Parlement francophone bruxellois qui a intégré la participation citoyenne au sein de son règlement. Ces Commissions délibératives réunissent, par tirage au sort, des élus et des citoyens. L’ensemble du processus est ainsi codifié : la manière dont une commission est déclenchée, sa composition, son mandat, son mode travail, la façon dont ses propositions sont inscrites au débat parlementaire, la redevabilité du Parlement devant les citoyens participants ou bien le suivi des propositions mises en place. La qualité des Commissions délibératives bruxelloises tient pour beaucoup à leur capacité à énoncer clairement auprès des participants le sens de leur délibération et le débouché politique de leur engagement. Pour preuve, depuis avril 2021, près de cinq Commissions délibératives se sont tenues sur des sujets aussi différents que la technologie 5G, le sans-abrisme ou les formations en alternance. 

Comment garantir la sincérité et la qualité de tels processus autrement qu’en institutionnalisant leur fonctionnement ? De ce point de vue-là, deux enjeux notables sont à imaginer pour faire en sorte que la participation citoyenne soit complémentaire de notre régime démocratique. Le premier est d’institutionnaliser le fonctionnement des outils déjà éprouvés tels que la consultation par grand débat national et la délibération en convention citoyenne tirée au sort. Ces processus doivent être inscrits dans la Constitution, notamment pour organiser et clarifier des questions fondamentales : qui peut saisir et déclencher ce type d’outils ? Quelles sont les règles communes d’organisation et de fonctionnement ? Quel est le lien au pouvoir politique et comment s’organise la redevabilité de ce dernier ? C’est au prix de réponses à ces questions que la participation citoyenne organisée pourra pleinement bénéficier de la confiance des citoyennes et des citoyens.

Le second enjeu est de codifier la qualité démocratique des outils participatifs et délibératifs. Prenons le cas des conventions citoyennes : maintenant qu’elles ont conquis le coeur des Français, et celui du personnel politique, il faut garantir qu’elles respectent un certain nombre de critères pour être de bonne qualité démocratique; et ainsi recréer de la confiance. Les règles du jeu doivent être clarifiées : transparence des débats, facilitation des échanges, organisation par une autorité indépendante.

L’histoire de notre République, et particulièrement de la Cinquième, a toujours su faire preuve de progrès démocratique. Pour qu’elle soit vivante, elle doit pouvoir (ré)concilier les différents visages de la démocratie : élective, participative, délibérative et citoyenne.  

image_pdf