Entretien avec
Jean-Pierre Seyvos
Compositeur, metteur en scène, codirigeant de S-Composition
À partir du travail et de l’ouvrage de Bruno Latour Où atterrir ?, Jean-Pierre Seyvos et Chloé Latour construisent, en sillonnant les territoires, des protocoles d’enquêtes sensibles et mettent en scène les questionnements et les ressentiments des habitants.
Vous utilisez des protocoles artistiques pour révéler et connecter des ressentiments dans un territoire, qu’est-ce que cela produit ?
Alors que Bruno Latour [1] avait lancé un projet de Nouveaux cahiers de doléances, sa fille Chloé Latour [2], a organisé début 2019, une rencontre avec des personnes qui travaillaient avec le philosophe. De là est né le consortium Où atterrir ?, avec l’idée d’expérimenter à partir de la question : « Qu’est-ce que ça voudrait dire que de mettre en œuvre de façon concrète, avec les habitants d’un territoire, les idées et les hypothèses du livre ? » (lire encadré). Le principe de la démarche, comme l’avait identifié Bruno Latour, est de construire de nouvelles descriptions des territoires pour avancer dans les transformations actuelles. Nous avons alors obtenu des financements du ministère de la Transition écologique pour mener une expérimentation en régions Centre et Nouvelle-Aquitaine de février 2020 à avril 2021 et nous avons créé, avec une équipe interdisciplinaire, des protocoles d’ateliers et d’enquêtes avec des personnes d’un territoire.
Lorsqu’on parle de territoire, ce n’est pas seulement le territoire où l’on vit, mais le territoire dont on vit, c’est-à-dire notre territoire de subsistance, de dépendances. Chaque personne choisit, détermine ce qu’on va appeler un ressentiment ou « concernement » : une chose essentielle dans sa vie, à laquelle elle est très attachée et pour laquelle elle peut avoir une inquiétude, ou peut sentir une menace. C’est un moteur important dans la méthodologie. La personne identifie ce qui la touche, ce qui la préoccupe et elle la décrit avec des outils artistiques, cartographiques, avec différents questionnaires, toutes sortes de manières de faire, de quoi dépend ce fameux « concernement ». L’idée est d’utiliser, ce que Bruno Latour appelait « un millefeuille de médiums », c’est-à-dire l’articulation de différentes manières de faire pour aller le plus finement possible dans l’auto-description. Au fur et à mesure du processus, notamment sur une boussole qui est matérialisée au sol, les personnes font apparaître les différents acteurs qui soutiennent ou menacent ce « concernement ». Cette boussole se peuple, il y a de plus en plus d’acteurs dessus. Cela permet de révéler tout un ensemble d’acteurs qu’on n’avait pas en ligne de mire.
Plus on entre dans la complexité, plus les personnes trouvent de nouvelles capacités d’agir, notamment sur des sujets sur lesquels elles se sentaient complètement impuissantes. De nouveaux alliés potentiels apparaissent, les freins ou les ennemis se précisent. Cela permet progressivement d’assembler des collectifs dont on n’aurait pas pu imaginer la composition.
Nous venons, par exemple, de lancer une enquête participative sur l’eau dans le Trièves, en Isère. Les personnes ont en commun leur préoccupation liée à l’eau, comme dans nombre de territoires aujourd’hui. Nous accompagnons le groupe pour que chacun soit en capacité de mener l’enquête sur ce qui l’intéresse et sur ce qui le préoccupe en utilisant la méthode de cartographie des controverses et en cherchant à rendre accessibles les découvertes les plus récentes des sciences de la terre.
Se pose ensuite la question cruciale d’arriver à élargir le collectif et de partager la richesse des enquêtes sans en perdre la complexité, ce qui nécessite d’inventer des formes nouvelles de restitution. Il est très important de passer du temps à aller chercher des personnes qui passent en dessous des radars des structures culturelles et des principales associations du territoire dans lequel nous nous installons : nous discutons, nous allons au café, chez les gens… pour mobiliser des personnes de tous âges et horizons. De fait, nous maintenons l’implication de nouvelles personnes jusqu’aux deux tiers ou aux trois quarts du projet qui se déroule souvent sur deux à trois années, alors qu’il est déjà commencé avec différents groupes de personnes.
Quels sont les bénéfices de la représentation artistique ?
La représentation, du fait de sa nature artistique, permet de faire vivre et de partager les sujets, de toucher les participants d’une manière beaucoup plus émotionnelle et sensible. Elle renouvelle le regard, souvent assez stéréotypé que l’on porte sur les questions posées. Elle dessine aussi des collectifs plus hybrides que ceux auxquels on est habitué et elle tisse de forts liens entre citoyens, agents publics, artistes et élus pour construire les représentations.
Vous travaillez avec des acteurs publics et privés, avec quels objectifs ?
Ce peut être la ville de Lyon qui nous demande de l’accompagner dans la réflexion sur la création d’une assemblée citoyenne du temps long. Ce peut être une PME dont l’activité est assez polluante, qui utilise des machines qui consomment de l’énergie, de l’air, de l’eau et dont les dirigeants se demandent comment ils peuvent, en ayant conscience de la situation climatique et écologique actuelle, penser et mettre en œuvre leur stratégie à moyen et long terme. Ce peut-être aussi une université, pour la mise en œuvre d’une assemblée des partenaires, ou des lieux culturels comme la Mégisserie, à Saint-Junien dans la Haute-Vienne, avec laquelle nous avons fait de nombreux projets de création partagée, ou encore le théâtre de la Poudrerie, à Sevran, qui assemble un collectif d’habitants, puis le maire de Sevran qui nous demande de travailler avec son conseil municipal, à l’occasion du bilan de mi-mandat.
Vos démarches peuvent-elles avoir un impact sur les politiques publiques ?
Pas directement, mais sur la manière de construire une politique publique, oui. Il y a un objectif de cet ordre. La démarche permet de faire émerger des pistes de travail, des idées et des propositions concrètes qui n’étaient pas du tout envisagées ou visibles au démarrage.
Est également née l’idée de « services de médiation en arts politiques », avec des personnes formées à la démarche, dans différents quartiers et territoires, pouvant faire émerger des préoccupations, des « concernements » de personnes. Certains des ressentiments exprimés pourraient être choisis pour devenir des sujets d’enquête, composant des collectifs, générant des propositions et des doléances citoyennes.
Vous parlez de pédagogie de la création partagée, pourquoi ?
En ayant mené de nombreux projets depuis quinze ans, nous avons développé des manières de faire qui favorisent des interactions entre les personnes, avec confiance, pour que chacun puisse contribuer depuis son endroit, son parcours et à sa manière, à quelque chose de collectif : un objet, une forme créée avec et par les personnes qui constituent ce collectif, et qui va finir par être représentée et partagée avec d’autres. Nous avons appelé cela des créations partagées. Il nous a semblé intéressant de mettre à l’épreuve et de formaliser ce que pourrait être une pédagogie pour mener des projets dans cet esprit, en lien avec les droits culturels [3]. Ainsi, des personnes peuvent se saisir d’outils, d’éléments de démarches, d’exercices précis, pour mener à leur propre manière, ou pour enrichir leur manière déjà existante de mener des projets dans cet esprit. D’où ce terme de pédagogie de la création partagée.
Quels ingrédients favorisent la réussite de ce type de projets, selon vous ?
Le premier projet où on s’est dit « là, on a vraiment réussi quelque chose » a été le Portrait vocal de la ville de Poitiers par ses habitants en 2013. C’était un mélange de performance et de spectacle au théâtre-auditorium de Poitiers, à partir du matériau poétique et musical construit avec une cinquantaine de personnes de tous âges et de différents quartiers de la ville, ainsi qu’avec la chanteuse Charlène Martin. Un moment qui nous a surpris dans sa forme et son émotion. Je me suis dit à ce moment-là qu’on avait posé des bases méthodologiques. Mais en fait, ce n’est pas une méthodologie ! Parce qu’on ne peut pas répliquer exactement la manière de faire ailleurs, puisque les personnes sont différentes, le contexte, le territoire sont différents et la problématique, le thème sur lequel on travaille le sont aussi. Disons plutôt qu’au fur et à mesure, on acquiert une expérience, des manières de faire, un réservoir de consignes possibles, de protocoles d’ateliers. Et en même temps, chaque fois, on les modifie et on en invente de nouveaux.
Pour nous, les projets de ce type sont réussis quand les personnes se révèlent dans leurs expressions les plus singulières, quand elles sont entendues, se font confiance et développent de nouvelles capacités d’inventer et de s’entendre collectivement, de nouvelles puissances d’agir.
Entretien réalisé par Sylvie Barnezet
La démarche proposée par Bruno Latour
Selon Bruno Latour, nous sommes dans un contexte de nécessaire territorialisation des concepts politiques. Mais attention, le territoire actuel n’est pas celui des siècles passés. Des crises et des évènements traversent les territoires et les réinterrogent. Il existe aujourd’hui un décalage entre le pays dans lequel nous vivons et le monde dont nous tirons nos ressources : nous serions en situation de désorientation.
Face à cela, le politique propose deux pistes : continuer à s’enfuir ou affronter le retour du populisme. Bruno Latour identifie « une autre piste, qui exige une nouvelle définition du territoire », en s’appuyant sur deux précédents. Premièrement, la rédaction des Cahiers de doléances en 1789 : cette auto-description par les territoires était centrée sur les injustices et les conflits et elle proposait de reconfigurer l’intervention de l’État. Ces Cahiers de doléances ont orienté ensuite une grande partie de la vie administrative française. Deuxièmement, les socialismes au 19ème siècle, face à l’industrialisation et l’urbanisation qui ont changé les vies et les paysages : les gens ont alors décrit leurs situations et formalisé des définitions, par exemple la définition des classes sociales ou de l’injustice dans l’industrie.
Aujourd’hui, à travers cette démarche, l’idée est que les gens fassent une auto-description, c’est-à-dire décrivent leur situation et redéfinissent leurs conditions d‘existence en situation de mutation écologique. Avec trois objectifs : donner des moyens aux citoyens – experts car ils savent ce qu’est un territoire pour eux – de s’auto-décrire ; rendre l’expérience partageable, tirer de l’expérience des leçons, des procédures et des méthodologies ; permettre aux agents de l’État de penser les formes de territorialité en situation de crise écologique.
Bruno Latour a expliqué les objectifs et la démarche dans une vidéo réalisée en 2020 : https://vimeo.com/388956308