Entretien avec
Antoine Bézard
Professionnel de la participation citoyenne, expert à la Fondation Jean-Jaurès
Les budgets participatifs se sont rapidement multipliés en France, stables dans les grandes villes, irréguliers et fragiles dans les périphéries et les campagnes. Auteur de l’étude nationale 2024[1], Antoine Bézard pointe des évolutions possibles, parfois radicales.
Que nous révèle, en 2024, la carte de France des budgets participatifs ?
Aujourd’hui, 465 collectivités organisent un budget participatif – annuel ou bisannuel. En dix ans, le nombre des démarches a d’abord augmenté très rapidement, puis le rythme a ralenti. Un quart des démarches se concentrent en Bretagne et dans les Pays de la Loire. L’Ouest se distingue par son ouverture aux innovations sociales et démocratiques : des villes pionnières comme Rennes ont joué un rôle moteur dans l’essaimage des démarches participatives. L’attrait pour la nouveauté se ressent fortement en Ile-de-France où Paris et Montreuil ont ouvert la voie ; tout comme Lyon en région Auvergne-Rhône-Alpes. A contrario, les budgets participatifs restent peu développés dans le Sud et l’Est de la France. Marseille a lancé son premier budget participatif en 2023 ; à l’Est, peu de choses se font hors des agglomérations de Strasbourg et Nancy. Il existe donc un fort potentiel de développement. `
Le budget participatif est-il surtout l’instrument des grands centres urbains ?
Il s’est imposé dans les métropoles. Une fois le budget participatif lancé, la continuité s’installe dans le temps et avec des montants alloués stables. Mais dans les villes de moins de 200 000 habitants, on observe que la démarche est menée de façon plus irrégulière, voire abandonnée, et les montants alloués baissent. C’est particulièrement vrai dans les communes de taille moyenne, de 20 000 à 50 000 habitants. Le budget participatif peut devenir pesant si l’on se contraint à réaliser au détail près les projets voulus par les citoyens. Quand le budget participatif consiste à adopter des projets de portée micro-locale proposés par des individus ou de très petits collectifs, le processus doit rester simple : si les habitants ont finalement voté, par exemple, l’aménagement d’une aire de loisirs, il n’est pas indispensable d’organiser des ateliers participatifs pour se prononcer sur le design précis et la couleur des bancs… Les collectivités, croyant respecter une forme d’éthique participative, se retrouvent avec des projets compliqués à réaliser et le dispositif devient difficilement appropriable par les services techniques.
Deux-cents collectivités ont suspendu ou abandonné leur budget participatif ces quatre dernières années, c’est presque un tiers. Comment l’expliquer ?
Parfois, c’est le fait de l’alternance politique, comme à Metz où le budget participatif était perçu comme un marqueur de la gauche. Cela tient surtout aux moyens humains en tension et aux coupes budgétaires. Il suffit qu’un agent en charge du service participation quitte la collectivité, et qu’on ne lui trouve pas un remplaçant tout de suite, pour qu’un budget participatif ne soit pas reconduit.
La participation déçoit certains élus, agents, habitants, qui questionnent la portée des projets au regard des coûts de mise en œuvre, ainsi que leur effet transformateur sur le territoire. Les montants alloués totalisent 184 millions d’euros en 2024 à l’échelle du pays, allant de 2000 euros pour un bourg de 800 habitants à 80 millions d’euros pour Paris, soit une moyenne nationale de 6,24 euros par habitant. Ce poids global est encore modeste, mais il faut y regarder de plus près : avec 300 000 euros consacrés à son budget participatif, une ville moyenne peut revégétaliser une cour d’école, alors qu’un village, avec cent fois moins, peut installer une jardinière. L’écart se creuse entre les grandes agglomérations d’un côté, les périphéries et les zones rurales de l’autre.
Comment augmenter l’impact démocratique et territorial ?
Dans sa conception initiale [à Porto Alegre, Brésil], le budget participatif répondait à la nécessité d’associer les populations éloignées de la décision publique en leur permettant de débattre d’enjeux d’aménagement et de se prononcer collectivement sur des priorités d’investissement. L’enjeu d’inclusion et la dimension délibérative ouvrent des perspectives car nos formats actuels sont participatifs mais pas délibératifs. Et plutôt que de multiplier les micro-projets, on peut envisager d’en voter moins mais plus structurants. Déjà, la moitié des collectivités ayant lancé un budget participatif sont passés à une périodicité bisannuelle pour éviter l’engorgement et améliorer le suivi des projets. Le but général est d’augmenter l’enjeu des projets et leur masse critique.
Pour favoriser le développement des budgets participatifs dans les petites communes et les ruralités, l’État pourrait abonder les montants alloués par la ville. Une enveloppe nationale de 100 millions d’euros serait déjà significative. Ce n’est pas irréaliste puisque c’est l’équivalent, par exemple, des fonds qui ont été accordés aux collectivités pour abonder le financement des équipements sportifs dans le cadre des Jeux olympiques de 2024.
Beaucoup de collectivités valorisent l’hyper proximité que permet le budget participatif dans son format actuel. C’est un choix intéressant. Mais des collectivités réfléchissent aussi au sens politique qu’elles veulent donner au dispositif : c’est véritablement un outil de transformation s’il accorde aux citoyens le pouvoir de peser sur la conception du budget et la répartition des finances publiques. Pour se mobiliser, les gens doivent penser qu’en participant, ils changent leur ville. Il faut accroître l’enjeu en raisonnant non plus seulement par projet mais par politique publique. On peut espérer mobiliser davantage que les 6 % d’habitants qui, en moyenne, participent aujourd’hui aux démarches.
Cette nouvelle version, délibérative, s’inspire-t-elle des conventions citoyennes ?
C’est un format hybride qui articulerait, en effet, les mécanismes du budget participatif avec des panels de citoyens tirés au sort et un référendum local. Cela permettrait d’adresser la question, centrale, du consentement à l’impôt et de la légitimité des dépenses publiques. On peut imaginer différentes modalités de discussion : organiser un débat d’orientation budgétaire par des citoyens, ou solliciter leur jugement collectif sur des scénarios d’investissement ciblés touchant au handicap, à la transition climatique, aux transports… Ces avis seraient soumis au vote de la population. Ce processus donnerait davantage de place aux grandes décisions structurantes. Le budget participatif devient alors l’instrument des choix et des priorisations de politiques publiques.
Rien n’empêche de maintenir les démarches actuelles, quasiment standardisées par les plateformes numériques de participation. L’idée est d’ouvrir de nouveaux horizons, pour les années qui viennent. Les fondamentaux du budget participatif demeurent, il s’agit toujours de voter des investissements proposés par les citoyens.
Propos recueillis par Valérie Urman
Chiffres clés
L’édition 2024 de l’enquête nationale Budgets participatifs est publiée par la Fondation Jean-Jaurès et cofinancée par le Réseau national des budgets participatifs – qui organise ses rencontres nationales à Nancy du 20 au 22 novembre 2024 – et par la Banque des Territoires.
465 collectivités sont engagées dans un budget participatif en 2024 : ce sont 440 communes ainsi que 25 Départements et Régions, qui allouent une part de leur budget d’investissement à la décision des habitants. Ce nombre est en hausse de 10 % par rapport à la précédent enquête nationale en 2022.
184 millions d’euros d’investissement sont décidés par les citoyens au travers des budgets participatifs. Ce montant global est consenti aux trois-quarts par les grandes villes. Il représente à peine 0,3% des investissements réalisés par les collectivités (en 2023).
Les plus petites communes, moins de 5000 habitants, consacrent en moyenne entre 14 000 et 17 000 euros à leur budget participatif. Ce sont elles qui s’interrogent le plus sur l’intérêt d’une telle ingénierie participative au regard des faibles investissements en jeu dans les projets citoyens. Le pourcentage d’abandon est, d’ailleurs, corrélé à la (petite) taille de la collectivité.
6,24 euros par habitant. C’est le montant moyen, par habitant, alloué aux budgets participatifs. Ce montant varie peu ces toutes dernières années. Il baisse un peu dans les communes de moins de 200 000 habitants – principalement du fait des villes nouvellement engagées – et augmente légèrement (de 0,30 euro) dans les métropoles.
Un Français sur cinq peut proposer et voter des projets dans le cadre d’un budget participatif, soit 14,5 millions de Français. Pour 90 % d’entre eux, ils résident dans l’une des dix plus grandes villes de France.
6,4 % de participation. C’est le pourcentage moyen de votants par rapport au nombre d’électeurs inscrits. Le budget participatif, encore très récent dans la moitié des collectivités engagées, représente un défi de mobilisation, de communication et de visibilité dans l’espace public. Les plus petites communes parviennent à mobiliser un quart des inscrits, tandis que les grandes villes peinent à faire plus de 5 %.