« La qualité de l’information est le premier défi »

Par

Antoine Chereau

Dessinateur de presse

Depuis trois décennies, le cartooniste Antoine Chereau observe les modes de dialogue dans les grandes entreprises et organismes publics dont il épingle les lourds défauts d’information. Il voit dans les conventions citoyennes un modèle et un espoir.

En tant que dessinateur de presse, j’interviens en direct lors de conventions d’entreprise et de réunions publiques, à la condition que je sois libre des sujets. J’ai travaillé aussi bien avec les Pompes funèbres générales qu’avec Suez, EDF, Orange, La Poste, des établissements de santé ou des collectivités locales. Depuis plus de trente ans, j’observe comment les décideurs s’y prennent pour partager leur stratégie, leurs projets… On voit toujours dans la salle des personnes inquiètes. Certaines fois, il y a un échange, mais le plus souvent, c’est très descendant, la décision ayant déjà été prise en amont. Les gens n’ont plus alors que le déjeuner ou la machine à café pour s’exprimer. L’intelligence collective, je la vois très peu. 

Pourtant, la participation n’est pas une idée récente. Personnellement je l’ai découverte au tournant des années 1980 lors d’un séminaire organisé par la Confédération générale des Scop qui avait invité Michel Rocard. Mon premier choc, je l’ai eu en observant les sociétés coopératives de production, les fameuses Scop. Voilà que chaque salarié, disposant d’une voix, se voyait reconnaître le droit d’accéder aux connaissances minimales sur les problématiques économiques, sociales, pour être en mesure de formuler un avis et non plus seulement une opinion. C’est précisément ce qui m’importe dans la participation citoyenne : la montée en compétences par l’accès à l’information sincère, complète et contradictoire. Bien souvent, les décideurs simplifient, édulcorent, passent sous silence des pans entiers d’informations. « On ne veut surtout pas aborder les augmentations de salaires, il n’y en aura pas cette année » m’a glissé le PDG d’un groupe français lors d’un dîner, la veille d’une convention. Bien sûr, j’ai fait un dessin. La salle a éclaté de rire, le sujet étant dans tous les esprits. Ma sensibilité me porte aux valeurs de transparence et de fiabilité : la qualité de l’information est le premier défi.

Une des rares choses qui m’a fait plaisir dans l’actualité récente est la Convention citoyenne sur la fin de vie. Je n’ignore pas que les pouvoirs publics ont leur propre agenda, qu’ils sollicitent les citoyens lorsque les projets politiques sont déjà mûrs, les solutions déjà fléchées… Je connais les critiques sur l’intention et sur l’impact réel de la participation, mais je retiens autre chose : sur un sujet aussi important que la fin de vie, les participants sont allés très au-delà de leur position initiale, qu’elle ait été « pour » ou « contre ». De nombreux experts sont venus leur apporter « du biscuit » pour qu’ils se forgent un avis. Les participants se disent grandis, j’en suis émerveillé. Ce n’est pas un troupeau à qui l’on a désigné une direction : tout n’était pas plié d’avance. Leur expérience, c’est l’exercice d’une citoyenneté plus éclairée qu’ils vont rapporter chez eux, et peut-être essaimer autour d’eux. 

Récemment, j’ai illustré un guide de la participation écrit par le patron de l’agence État d’Esprit Stratis, Grégoire Milot[1]. Il m’a envoyé son texte en me disant « Vas-y, roule, tu fais ce que tu veux ». J’ai pu saisir l’importance des méthodes, des outils, toute cette ingénierie déployée pour que des gens qui n’y connaissent rien s’emparent d’un sujet complexe et débattent sans se sauter à la gorge. Cette promesse-là est tout ce qui m’intéresse. La façon dont les dispositifs sont menés, en particulier les conventions citoyennes, apporte de l’espoir. Lors de la Convention citoyenne sur la fin de vie, les 180 citoyens y sont entrés à reculons, perplexes, et en sont sortis convaincus par l’exercice. C’est énorme. Je ne nourris pas de frustration sur la portée décisionnelle de la participation. Je ne suis pas un militant ni un activiste. Je ne suis pas non plus de droite ou de gauche, « C’est être hémiplégique » comme disait Desproges. Et je suis d’accord avec Groucho Marx, « Jamais je ne voudrais faire partie d’un club qui accepterait de m’avoir pour membre ». Je suis un observateur distancié, par métier et par tempérament. Je soutiens les démarches qui permettent de valider un avis citoyen loin des anathèmes et des violences qui traversent la société.

Quand je fais le dessin d’un élu qui hésite à concerter par crainte de se mettre à portée de baffe, c’est exactement ce que j’observe. C’est pareil dans une convention d’entreprise, je vois des cadres qu’on pousse sur l’estrade comme des veaux à l’abattoir. Des élus d’agglomérations urbaines rapportent comment certains maires sont amenés à prendre la parole sur des sujets qu’ils maîtrisent très mal. Beaucoup de sujets complexes ou conflictuels sont ainsi abordés à reculons, de façon biaisée, partielle, simplificatrice. On entretient une confusion insupportable entre communication et information. Les dispositifs délibératifs les plus rigoureux rétablissent la clarté et la transparence. 

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