Manon Loisel
Consultante en stratégies territoriales, Partie prenante
Nicolas Rio
Consultant en stratégies territoriales, Partie prenante
Dans un essai publié en novembre 2023, Manon Loisel et Nicolas Rio ébranlent les convictions de nombreux militants de la participation citoyenne. Pour eux, elle n’est pas le remède à la crise démocratique actuelle. Au contraire, elle contribue à l’accentuer. Un virage radical est donc nécessaire : il faut restaurer la notion de représentation. La participation citoyenne doit-elle disparaître pour autant ? Pas sûr…
D’où viennent les critiques que vous portez à la démocratie participative ?
Manon Loisel. Nous sommes des professionnels de l’action publique locale. Depuis plus de dix ans, nous animons des réunions et des processus de co-production. C’est à partir de là que nos doutes ont émergé. Et puis, il y a eu un moment de bascule après les Gilets jaunes, avec le lancement du Grand débat national puis de la Convention citoyenne sur le climat. Nous ne nous sommes pas reconnus dans les modalités choisies pour le premier : les réunions publiques ont éclipsé la population qui se mobilisait sur les ronds-points au profit de catégories sociales bien plus favorisées. Nous avons été plus enthousiastes lors de la Convention citoyenne sur le climat, car elle mobilisait un public plus divers et parce que la réflexion était plus approfondie. Mais au moment de constater les effets concrets sur l’action publique, quelle déception !
Nous avons publié une tribune dans la revue Médiacités[1] pour partager nos doutes et essayer d’y voir plus clair. A l’époque, nous formulions une question : faut-il en finir avec la démocratie participative ? Un an plus tard, nous avons choisi de faire tomber le point d’interrogation en publiant ce livre[2]. Nous avons beaucoup hésité avant de choisir le titre car nous sommes bien conscients de l’instrumentalisation qu’on peut en faire. Mais le déni actuel nous semble plus problématique. On ne peut plus continuer de faire semblant que la crise démocratique, qui est bien réelle et qui se manifeste notamment par la perte de confiance entre les citoyens et les élus, trouvera une solution grâce aux dispositifs de participation.
Nicolas Rio. L’impuissance de la démocratie participative est bien connue des praticiens et étayée par de nombreux travaux de recherche. Dans le livre, nous allons plus loin en montrant en quoi les dispositifs participatifs contribuent à accentuer la crise démocratique. Ils renforcent notamment les inégalités car les personnes qui participent sont aussi celles qui votent le plus. En outre, on fait passer l’expression des participants pour une « parole citoyenne » homogène en rendant invisibles ceux qui ne s’expriment pas et en gommant les divergences et les rapports de force qu’il peut y avoir dans la société.
Outre le fait que la participation rend plus visibles ceux qui s’expriment déjà et rend invisibles les autres, vous dénoncez son manque d’effet sur la décision publique.
Nicolas Rio. Ce n’est pas nouveau, plusieurs chercheurs l’ont montré avant nous. Mais il faut aussi interroger l’effet de l’absence d’effet : elle alimente la défiance. Défiance des citoyens envers les institutions, mais aussi défiance des institutions envers les citoyens. Pourquoi ? Parce que dans les collectivités, la généralisation de l’injonction participative conforte, du côté de l’administration comme du côté des élus, le sentiment que cela ne va rien changer d’important et que le débat démocratique n’est qu’un simulacre. Ce que nous essayons de défendre dans notre livre, c’est que l’écoute des citoyens dans leur diversité est un élément indispensable d’une démocratie qui fonctionne et d’une fabrique efficace de l’action publique.
Pourtant, il y a des expériences qui contredisent vos constats.
Manon Loisel. Il y a des expériences vertueuses, c’est sûr ! Nous-mêmes, nous avons vécu des dispositifs participatifs qui donnent la parole aux inaudibles. Mais à chaque fois, on arrive à la conclusion que le désir des institutions de faire parler les citoyens ne débouche pas véritablement sur une capacité à les entendre. La participation est confrontée à des obstacles structurels dont nous n’arrivons pas à sortir. Se focaliser avec espoir sur les bonnes pratiques, comme on a souvent tendance à le faire, nous empêche d’être lucides sur ce qui n’avance pas. Beaucoup de praticiens, qui mettent énormément d’énergie dans leur activité, sont bien conscients de ces difficultés. Certains nous reprochent de tirer sur l’ambulance. Nous avons plutôt l’impression de nous mettre de leur côté, pour faire sauter le plafond de verre contre lequel bute la participation citoyenne.
Nicolas Rio. Quand un dispositif génère de la frustration, quel est le réflexe ? C’est d’en organiser un autre. Il y a une forme d’ivresse à « donner la parole aux citoyens ». Et le seul moyen d’éviter la gueule de bois produite par l’absence d’effets est de se resservir en lançant une nouvelle démarche. La quête du perfectionnement ne nous aide pas à améliorer l’impact des processus de participation. C’est d’ailleurs particulièrement frustrant : il y a eu de vrais progrès méthodologiques depuis dix ou quinze ans, sans que cela ne permette de véritables avancées en matière d’effet sur la décision. Cela ne peut pas durer. Nous risquons, à terme, une sorte de burn-out collectif.
Manon Loisel. Suite à la publication de notre article, nous avons reçu une centaine de messages de soutien de praticiens de la démocratie participative. Nous ne sommes donc pas isolés, nous avons au contraire le sentiment partagé d’une perte de sens. Malheureusement, celle-ci n’aboutit pas à des propositions. C’est l’objet de ce livre que de proposer quelques pistes.
Vous militez pour redonner du sens à la fonction de représentation, à l’heure où les citoyens semblent ne plus y croire.
Nicolas Rio. Attention à ce discours qui est empreint d’un mirage. En fait, la démocratie représentative reste le modèle structurant de la décision publique. Il ne faut pas se bercer d’illusions en pensant qu’elle est obsolète et qu’on peut inventer mieux. D’ailleurs, quelles seraient les alternatives à la représentation ? Nous avons déjà parlé des impasses de la démocratie participative. Quant à la démocratie directe, elle est aussi très sélective : elle favorise ceux qui ont les moyens de s’exprimer aux dépens des autres. Notre logique est pragmatique, elle consiste à dire que le modèle représentatif est très présent et le sera encore longtemps. Essayons donc d’en atténuer les limites et de tirer parti de ses bénéfices. L’idéal de la démocratie, c’est que chaque voix compte.
C’est sûr que dans la période actuelle, défendre la nécessité de représentants, c’est inconfortable. Chacun préfèrerait défendre tout seul ses propres intérêts. Mais maintenir la promesse démocratique, qui est avant tout une promesse d’égalité, passe par l’existence d’intermédiaires capables de faire entendre les inaudibles. Cela nous semble une concession indispensable pour prendre en compte les intérêts des absents. Notre discours peut paraître à contretemps, mais nous ne sommes pas conservateurs pour autant. Nous pensons qu’il faut être plus exigeant envers nos représentants.
Parmi vos propositions, vous donnez une large place au tirage au sort.
Manon Loisel. Nous n’étions pas des adeptes du tirage au sort et nous sommes bien conscients de ses limites. C’est en écrivant ce livre que nous en avons perçu la nécessité pour corriger les travers de l’élection. Si nous voulons une démocratie représentative qui fonctionne (car c’est bien notre objectif), il faut trouver le moyen de donner du poids politique aux abstentionnistes et de les représenter. On ne peut pas faire le constat que la moitié de la population se place en retrait du jeu électoral et faire comme si de rien n’était !
Ce que nous proposons, ce n’est pas d’ajouter une instance citoyenne tirée au sort, qui serait marginalisée par l’assemblée élue, mais d’utiliser le tirage au sort pour faire rentrer des citoyens-représentants dans les assemblées politiques, des conseils municipaux à l’Assemblée nationale. La part des tirés au sort par rapport aux élus serait définie par le taux d’abstention à l’élection. Chaque citoyen aurait alors le choix entre voter pour un candidat parmi l’offre électorale ou de s’en remettre au sort pour se faire représenter. Ce qui placerait les élus face à leur responsabilité collective : moins ils parviennent à représenter la société dans son ensemble, moins ils ont de postes à se répartir.
Nicolas Rio. L’intérêt de compléter l’élection par le tirage au sort, c’est aussi de diversifier la sociologie de nos assemblées, qui constitue un ingrédient central de la crise démocratique. Le tirage au sort interviendrait après l’élection pour corriger le déficit de représentativité des représentants élus. Par exemple, si les élus sont plus diplômés et plus âgés que la moyenne de la population, le tirage au sort donnera davantage la place aux jeunes et aux non-diplômés.
Ce qu’il faut éviter, ce sont des assemblées à deux vitesses, où il y aurait d’un côté des élus qui seraient des représentants et de l’autre côté des tirés au sort qui seraient des citoyens à titre individuel. L’idée, c’est qu’ils soient tous représentants de la population. Il y aurait deux processus d’accession différents, chacun pour compenser les limites de l’autre, et une responsabilité collective à l’échelle de l’assemblée, qui est de représenter toute la population. C’est toute la différence avec la démocratie participative où les citoyens sont réduits à un rôle de « participant ».
Comment être sûrs que les représentants (élus comme tirés au sort) soient à la hauteur de leur fonction représentative ?
Nicolas Rio. C’est pour cela que nous avons besoin de contre-pouvoirs, pour obliger les représentants à écouter les représentés. Nous avons besoin de médias indépendants et pluralistes à toutes les échelles pour maintenir un espace d’expression non maitrisé par les institutions. Nous avons besoin d’associations qui ne soient pas placées sous le contrôle des pouvoirs publics. L’équilibre des instances démocratiques est aussi fait de cette contre-démocratie dont parle l’historien Pierre Rosanvallon[3]. Il faut des corps intermédiaires qui soient des contre-pouvoirs. Or, les corps intermédiaires, aujourd’hui, ne parviennent plus à porter la parole des acteurs qu’ils doivent représenter. Pour autant, méfions-nous du discours qui prétend que le mieux serait qu’ils disparaissent. Nous avons besoin d’eux, sans doute plus que jamais, pour élaborer et mettre en œuvre une action publique à la fois démocratique et redistributive.
Une autre de vos propositions est de redonner du corps à la négociation.
Manon Loisel. En effet, une des limites de notre démocratie est qu’elle évacue complètement les questions de mise en œuvre. Or, on a bien vu, avec la Convention citoyenne pour le climat, qu’il ne suffit pas d’imaginer des mesures pertinentes, il faut aussi les mettre en œuvre. Cela suppose de négocier leur faisabilité technique et leur acceptabilité.
Actuellement, les institutions ont un fonctionnement à deux vitesses, avec d’un côté des processus de concertation ouverts sur lesquels on communique beaucoup et de l’autre côté des négociations, souvent opaques, avec des lobbies et autres groupes d’intérêt. Bizarrement, c’est souvent cette seconde arène qui finit par avoir le dernier mot. Pour nous, l’enjeu est d’imaginer une négociation démocratique de l’action publique où toutes les parties prenantes siègent autour d’une même table.
Nicolas Rio. La participation et la négociation sont dissociées alors qu’elles ne devraient pas l’être. Les citoyens sont mis à contribution pour parler de leurs besoins et de leurs imaginaires, sans être associés à la mise en œuvre concrète de leurs propositions qui passe nécessairement par des négociations. La question est donc de savoir comment on négocie, mais surtout avec qui. Il y a une responsabilité du politique de faire en sorte que ce tour de table soit le plus démocratique possible.
Nous faisons d’autres propositions dans le livre, comme celle qui consiste à transformer les innombrables Comités de pilotage dans lesquels on ne fait que gérer sans jamais mettre en débat les enjeux les plus controversés. Nous proposons d’en faire des « Comités de politisation », pour rappeler qu’en démocratie, le rôle des élus n’est pas uniquement de piloter l’action publique mais de faire advenir le débat. Nous avons essayé de formuler des évolutions qui puissent être expérimentées dès demain à toutes les échelles et qui parlent à la diversité des acteurs démocratique.
En conclusion, que souhaitez-vous dire aux lecteurs de démocratieS ?
Manon Loisel. A tous ceux qui croient comme nous en la nécessité de revivifier notre démocratie, nous aimerions dire qu’il faut s’autoriser cette lucidité qui consiste à reconnaître l’impasse dans laquelle la démocratie participative s’est progressivement retrouvée enfermée. Pour en sortir, il nous semble nécessaire de faire une pause, de mettre fin à cette fuite en avant des dispositifs. Nous devons nous questionner et trouver d’autres chemins, peut-être plus féconds, pour démocratiser l’action publique. Ce combat, nous ne le lâchons pas. L’effort de démocratisation est plus important que jamais. Dans le contexte actuel, notre démo-anxiété est au moins aussi forte que notre éco-anxiété.
Pour surmonter la crise démocratique, nous avons besoin d’une ingénierie démocratique. L’enjeu n’est pas d’en finir avec les professionnels de la participation, mais de réorienter les efforts sur le fonctionnement effectif de nos institutions publiques. Comment permettre aux inaudibles de prendre toute leur place dans les assemblées politiques ? Comment aider ou forcer les élus à travailler avec eux ? Comment créer des espaces de débat et de négociation dans la fabrique de l’action publique ? Ces défis ne sont pas forcément nouveaux, mais ils sont plus nécessaires que jamais. Nous comptons sur les lecteurs de démocratieS et sur l’expérimentation démocratique pour contribuer à les relever.
Propos recueillis par Pierre-Yves Guihéneuf