Par
Corentin Gombert
Chercheur-intervenant spécialisé sur la démocratisation des entreprises
Jeanne Cartillier
Consultante-facilitatrice associée de la SCIC Résiliences
La démocratisation de l’activité ne s'improvise pas. Faute de processus maitrisés, nombre d’organisations expérimentent la démotivation, l’épuisement, l’échec. La consultante Jeanne Cartillier et le chercheur Corentin Gombert pointent des pratiques fiables.
La démocratisation des organisations apparait aujourd’hui comme une ardente obligation, au point que les ministres européens du Travail et des Affaires sociales ont, à l’issue du sommet de novembre 2023, invité les États à renforcer les « droits d’information, de consultation et de participation des travailleurs, en vue de garantir une transition écologique juste et des emplois décents »[1]. Il devient nécessaire de penser le comment : est-ce une question de statuts juridiques, de processus internes, de structures d’organisation, de comportements managériaux ?
Il ne suffit pas d’affirmer l’intention sincère de partager le pouvoir : le diable est dans le comment. En mobilisant nos retours d’expériences et nos analyses issues du terrain, nous exposons ici les modalités permettant de concilier démocratie interne et efficacité, les écueils et points de vigilance sur ce chemin exigeant.
Besoin d’exemplarité et de récits
Jeanne Cartillier : lorsque l’intention est forte, partagée entre dirigeant.e.s, managers et salarié.e.s, de démocratiser l’entreprise ou, dans un langage plus managérial, de transformer l’organisation vers une gouvernance partagée, encore faut-il réussir la mise en œuvre. Car les projecteurs sont braqués sur cette entreprise, bien plus que toute autre. Toute alternative au modèle managérial néolibéral dominant ne jouit pas du même droit à l’erreur que les organisations classiques.
Les récits d’expériences exemplaires et de réussites économiques d’entreprises fondées sur des paradigmes organisationnels et managériaux différents – qu’ils soient qualifiés d’¹«entreprise libérée , entreprise opale ou holacratie – bénéficient d’une audience particulière. En témoigne le succès du best-seller de Frédéric Laloux, Reinventing organizations, vendu à plus de 100 000 exemplaires, à la grande surprise de son auteur lui-même. Dans l’entreprise, comme en politique, s’exprime le besoin commun de ces récits, pour ouvrir de nouveaux horizons et tordre le cou à la pensée TINA (There is no alternative) : le temps passé à s’accorder sur un projet commun et sur l’organisation du travail n’est pas une perte de temps ni de rentabilité économique. Bien au contraire.
Corentin Gombert : De quelle exemplarité parle-t-on ? L’erreur serait de chercher à évaluer l’entreprise démocratique exclusivement à travers les indicateurs classiques de rentabilité économique. Elle articule des logiques marchandes, publiques, communautaires et mutualistes[2].
La majorité des français continue d’associer la démocratie au travail à une forme d’anarchisme ou de collégialité extrême, doutant qu’une entreprise démocratique puisse être performante économiquement. Pourtant, l’expérience montre que ces organisations sont plus efficaces et résilientes que les entreprises conventionnelles. Le risque de faillite des coopératives de travailleurs est presque 30 % plus faible que celui des entreprises classiques[3] ; les SCOP et SCIC affichent un taux de pérennité, à 5 ans, supérieur au taux moyen national (73 % contre 61 %), un taux en hausse même durant la crise du covid-19. Selon une étude commanditée par la délégation interministérielle à l’Économie sociale et à l’Innovation sociale, les banques coopératives françaises se révèlent tout aussi, voire plus performantes que leurs concurrentes, ayant su s’adapter aux évolutions législatives du secteur bancaire, sans renoncer à articuler efficacité économique et solidarité[4]. Selon le baromètre 2024 de l’Observatoire de la Protection (Aéma Groupe), les Français font davantage confiance aux assureurs mutualistes (60 %) qu’ aux assureurs (48 %) et banques (42 %) traditionnelles.
Les écueils d’une dynamique démocratique mal conçue
Jeanne Cartillier : le piège dans lequel tombent trop souvent des organisations, aux intentions pourtant robustes, est de croire que le comment peut s’improviser. Une expérience démocratique interne mal conçue expose à de sévères déconvenues. C’est la réunionite qui n’aboutit jamais à des décisions claires, donnant le sentiment diffus que toute discussion collective peut remettre en question une précédente décision. C’est la sur-écoute des besoins individuels, au détriment de l’intérêt collectif. Et aussi bon nombre d’impensés, touchant à la répartition des rôles, aux lieux et modes de prise de décision, aux pratiques favorisant l’intelligence collective… Mal fréquent, ce fouillis participatif conduit à réduire la responsabilité individuelle au profit d’une responsabilité collective diluée et inefficace. Cela crée de l’insécurité, de l’épuisement, des tensions non traitées. Et se solde parfois par l’échec pur et simple de ces élans d’innovation, signant l’effondrement des espoirs de transformation.
Les modèles d’organisation alternative, tels que la sociocratie, sont précisément construits sur des cadres forts, des méthodologies rigoureuses, des règles de fonctionnement écrites et partagées, générant une discipline collective, source d’autonomie et de responsabilisation. Ces démarches enclenchent un travail individuel et collectif consistant à désapprendre, déconstruire notre rapport au pouvoir, à l’autorité, à l’autonomie, à la façon de traiter et dépasser les désaccords.
Ainsi, repenser le système décisionnel de l’entreprise – pour décentraliser la prise de décision au bénéfice de la prise d’initiative des salariés – est une action organisationnelle majeure. Elle peut conduire à l’échec, si les équipes ne sont pas formées à des manières différentes de prendre des décisions de façon partagée, autres que le consensus ou la majorité. Par exemple, le recours à la décision par consentement requiert un travail préalable, sur l’intelligence émotionnelle et relationnelle, au sein de l’équipe. Savoir distinguer une question de clarification d’une réaction, une préférence d’une objection, cela s’apprend, puis se peaufine par l’expérience. De même, il convient de réfléchir aux espaces et aux méthodes de régulation collective – à l’instar de la pratique des feedbacks correctifs et de renforcement – permettant de traverser un conflit nécessaire plutôt que l’étouffer.
Corentin Gombert : la démocratie n’est jamais installée. C’est une dynamique instable, aux prises avec des risques connus, que les experts ont même regroupés sous l’appellation de dégénérescence démocratique. Au moins trois formes d’échec sont identifiées. La première se matérialise par l’inefficacité de gestion et de fonctionnement, lorsque la lourdeur des processus démocratiques met en péril l’efficacité économique. La seconde est l’oligarchisation de gestion, lorsqu’une concentration des pouvoirs se révèle finalement nécessaire, au détriment du fonctionnement collectif. La troisième se traduit par l’incapacité à fonctionner collectivement, lorsque le débat se radicalise autour de positions irréconciliables, ou lorsque le collectif écrase l’individu, au point de le priver de toute prise sur le contenu de son propre travail[5].
Praticiens et chercheurs-intervenants ne cessent d’expérimenter des processus. Il peut s’agir de rédiger une constitution, régissant les pouvoirs et relations entre les membres du collectif[6]. Ou de repenser l’organisation du travail, la fixation des rémunérations, le recrutement, la chaine de production, pour trouver des modes de coordination compatibles avec le projet démocratique[7].
La démocratisation des organisations est une dynamique de nature politique. On n’engage pas un tel projet, sans la volonté de transformer jusqu’aux échelons opérationnels. Nous voyons naître des collectifs ayant pour ambition de transformer le système, tout en cédant à des pratiques risquées ou discutables. En ne recrutant que des personnes d’un bord politique. En choisissant de tirer au sort les personnes en charge de représenter l’entreprise. Les dynamiques démocratiques mal maitrisées peuvent générer des tensions et des souffrances. Les cas abondent, jusqu’à ce dirigeant de SCOP qui a poursuivi sa propre entreprise, aux prud’hommes, pour harcèlement institutionnel. Les gérants de structures alternatives – ayant souvent accepté la responsabilité pour rendre service – peinent à concilier charge de travail excessive, responsabilité pesante et faible rémunération. Ces organisations n’échappent pas aux départs anticipés, dépressions, burnouts.
La démocratie s’ancre dans le travail réel
Jeanne Cartillier et Corentin Gombert : la conclusion commune, que nous tirons de notre pratique et de nos travaux, retient l’idée que le comment démocratiser est aussi important que le pourquoi. Pour cette raison, nous n’appelons pas à organiser la démocratie en entreprise, mais bien à organiser démocratiquement l’activité[8]. C’est dans l’activité, dans le travail réel, que se fonde l’essence même du collectif et de la communauté de travail. Seuls les travailleurs sont en mesure de se donner les moyens de peser sur le contenu et les fins de leur propre travail.