La contribution citoyenne, moteur d’engagement associatif

Controverse n° 1 : Les citoyens veulent-ils (vraiment) participer ?

Entretien avec

Floriant Covelli

Délégué général de l’Institut français du Monde associatif

Passé le trou d’air lié au Covid-19, les associations retrouvent leur dynamique de recrutement, en partie grâce à l’essor de regroupements informels, parfois éphémères, qui attirent une plus grande diversité de bénévoles. Les ressorts de l’engagement évoluent : la contribution citoyenne fait partie des tendances fortes, hors des institutions et avec le moins de hiérarchie possible.

On dit souvent que les citoyens qui participent sont « toujours les mêmes ». Faites-vous le même constat dans le monde associatif ?

Floriant Covelli – L’engagement des bénévoles[1] en France est massif et mobilise toutes les catégories de la population : on estime leur nombre à vingt-deux millions[2]. Cela concerne les personnes engagées dans les associations instituées – c’est-à-dire les associations loi de 1901 qui ont une existence légale puisqu’elles sont déclarées ; ainsi que celles qui sont engagées dans les associations « de fait ». À partir du moment où des citoyens se regroupent pour agir ensemble, ils constituent une association de fait. Ainsi, un collectif informel d’habitants qui se crée pour s’opposer à un projet – ou au contraire pour le promouvoir –, des citoyens qui s’engagent dans des initiatives de solidarité avec leur voisinage, des personnes qui se rassemblent pour une marche pour le climat ou un groupe qui se crée sur un réseau social, tout cela constitue des associations de fait. Elles sont parfois éphémères, parfois durables. Certaines se transforment en associations. Toutes manifestent en tous cas une volonté de se mobiliser dans l’espace public. La population qui s’engage ainsi en dehors de tout cadre formel représente aujourd’hui 13 % de la population française[3], avec des profils sociologiques assez diversifiés. 

En revanche, les profils sont moins diversifiés dans les associations instituées. La part des personnes de plus de 65 ans engagées en association est de 26 % en 2022 (contre 20 % de l’ensemble de la population). Par ailleurs, 27 % des plus diplômés se déclarent bénévoles en association contre 15 % pour les moins diplômés. Enfin, si la parité avait été atteinte en 2019 avec 50 % d’hommes et 50 % de femmes dans la population bénévole associative, la crise sanitaire a provoqué un fort recul : en 2022, on comptait 55 % d’hommes et 45 % de femmes dans les associations[4].

Si l’on zoome sur le mandat de président d’association[5], les écarts sont encore plus forts : les présidences associatives sont masculines à 64 %, issues de catégories socio-professionnelles supérieures à 31 % (contre 5 % d’ouvriers) et âgées de plus de 65 ans à 41 %. Il est donc juste de parler de fracture dans les associations instituées, que ce soit dans l’engagement bénévole ou dans la gouvernance. 

Globalement, constate-t-on aujourd’hui une baisse de l’engagement citoyen ?

Jusqu’à la pandémie, on n’a pas observé d’érosion de l’engagement. Les études les plus récentes montrent même une progression de 4 % de l’engagement associatif entre 2010 et 2019. Si la crise sanitaire a entraîné une chute de 15 % entre 2019 et 2022, cette baisse du bénévolat associatif a été compensée durant la même période par une hausse de l’engagement informel, qui est passé de 10 à 13 % de la population française.

Il est trop tôt pour juger des effets à long terme de la crise sanitaire sur l’engagement bénévole. Parler de crise de l’engagement ne semble pas correspondre à une réalité globale. En revanche, d’importantes mutations structurent les rapports à l’autre, à l’intérêt général et à la démocratie. J’en note trois principales.

La première évolution, c’est la recherche d’horizontalité dans l’organisation collective. Une distance se crée avec des organisations perçues comme trop hiérarchisées : on ne veut plus de chef, parfois même pas de porte-parole. On l’a vu notamment dans le mouvement des « gilets jaunes ». On peut lire dans cette tendance une sorte de retour à « l’associationnisme » de la loi de 1848[6], qui est elle-même une des sources d’inspiration du mouvement associatif : des regroupements libres à travers lesquels les participants et participantes sont à la recherche d’égalité et de fraternité (aujourd’hui, on parle d’« adelphité »[7]). Cette aspiration à l’horizontalité est alimentée par une défiance croissante envers l’État, les institutions et tout ce qui serait perçu comme venant « d’en haut ».

La deuxième tendance lourde, c’est ce que la sociologie qualifie d’individualisme altruiste. On s’engage de moins en moins par sens du devoir ou dans une approche presque sacrificielle. Au contraire, on recherche de plus en plus son propre épanouissement personnel à travers un engagement pour les autres ou envers un collectif. Ce qu’on en attend, c’est la reconnaissance des autres, des relations sociales plus denses ou d’autres contreparties. Cette tendance pèse fortement sur la temporalité de l’engagement. On s’engage bien moins souvent à vie pour une cause ou une association unique. Les engagements sont plus ponctuels, souvent simultanés entre plusieurs causes. Certes, 68 % des bénévoles associatifs se déclarent encore « réguliers » en 2022, mais ils étaient 80 % en 2010 !

La troisième tendance, c’est la contribution citoyenne. Cette forme d’engagement s’est manifestée de façon évidente lors de la crise du Covid-19. Il s’agit de participer en tant que citoyen ou citoyenne à des actions d’intérêt général, voire au meilleur fonctionnement de services publics, hors de toute injonction officielle. C’est ce que l’on observe quand des voisins s’organisent pour coudre des masques anti-covid, quand des personnes vont dans un Ehpad de leur quartier pour parler avec les résidents et voir si tout s’y passe bien, ou encore quand le personnel d’une entreprise se demande ce qu’il pourrait faire pour aider des soignants ou des personnes en situation de précarité… Cette forme d’engagement ne traverse pas les cadres habituels des associations ou du mécénat d’entreprise. Elle élargit le champ du bénévolat en estompant ses frontières avec la citoyenneté.

L’engagement associatif est aujourd’hui bousculé par ces tendances. Le numérique en est un facteur d’accélération : internet offre un accès à l’information surmultiplié, les réseaux sociaux permettent de créer un groupe ou d’organiser un événement en un temps record. Facebook est devenu le premier collecteur de dons privés. Le numérique est par essence l’espace de l’horizontalité et de l’individualisme. Il est également devenu un espace de mobilisation citoyenne.

Ces mutations demanderont à être mieux comprises et analysées pour être mieux prises en compte par l’environnement institutionnel de l’engagement, les décideurs publics, les organisations associatives et les partenaires du monde associatif.

Les jeunes sont-ils davantage présents dans ces nouvelles formes d’engagement ?

Une double idée reçue voudrait que les jeunes s’engagent moins que le reste de la population, et que cette tendance irait en augmentant. Les chiffres ne le confirment pas. Au contraire. Globalement, il n’y a pas de baisse de l’engagement des jeunes. Les dernières années ont même vu une croissance : en 2010, 16 % des jeunes de moins de 35 ans étaient engagés dans des associations instituées, ils sont 19 % en 2022, au-dessus de la moyenne des 35-64 ans. 

Ces croyances erronées tiennent peut-être au fait que les jeunes créent des espaces de mobilisation entre pairs qui échappent aux « vieux routards » du monde associatif. Ces derniers peuvent avoir le sentiment que les associations n’intéressent pas les plus jeunes, mais c’est un effet d’optique : les jeunes se mobilisent selon des modalités qui leur conviennent, avec des contraintes de temps et de mobilité qui leurs sont propres. 

Un deuxième effet d’optique vient du fait que les jeunes sont à la recherche d’engagements concrets, ce qui les amène à créer leurs propres associations plutôt que de rejoindre des associations existantes gérées par des personnes plus âgées.

Le troisième effet a été évoqué plus haut : les jeunes s’engagent davantage que le reste de la population dans des collectifs informels sans créer d’association instituée. 

Pour s’adapter à cette évolution et rajeunir leurs modes de gouvernance, certaines associations réfléchissent à la mise en place d’instances de gouvernance entre jeunes.

Engagement formel et informel sont-ils condamnés à s’opposer ?

La difficulté réside dans le fait que les associations instituées et les associations de fait se vivent souvent dans une forme de défiance ou de concurrence. D’un côté, les associations instituées donnent des garanties de durée, de capitalisation de l’expérience, de transparence et de dialogue avec les institutions. De l’autre, les mobilisations informelles offrent de la souplesse, de la réactivité, de l’horizontalité, ainsi qu’un élargissement de la base de l’engagement. Au lieu de les opposer, il faut réfléchir à la façon dont elles peuvent entrer en synergie et s’inspirer mutuellement. D’ailleurs l’engagement informel finit parfois par s’instituer tandis que, à l’inverse, certaines associations instituées s’ouvrent à des formes d’engagement rénovées et à une gouvernance plus souple. Les frontières sont poreuses.

Un défi aujourd’hui, c’est de penser à des articulations entre différentes formes d’engagement. C’est encore trop rarement le cas. 

L’engagement associatif et les dynamiques informelles sont-elles bénéfiques pour la vitalité démocratique ?

À travers des formes de gouvernance participative, mais aussi par le dialogue qu’elles établissent sur les territoires entre des projets citoyens collectifs et des partenaires, notamment les pouvoirs publics, les associations loi 1901 contribuent à une forme de démocratie du quotidien. Les modes de gouvernance participative sont très présents dans le monde associatif parce qu’ils ont une fonction d’émancipation, de transformation des personnes, de renforcement du pouvoir d’agir. C’est tout le projet des associations d’éducation populaire notamment.

Mais au-delà de l’organisation et de la gouvernance associative, c’est en fait une question politique que de prendre en compte l’apport du fait associatif et de l’engagement citoyen collectif à la cohésion sociale et à la démocratie. 

Dans une période de crise de la représentativité et de clivages sociaux et territoriaux – crise qui se nourrit de la défiance –, il est important de comprendre comment les Français voient les associations. Les sondages nous donnent un indice : nos concitoyens les considèrent comme un corps intermédiaire de confiance. C’est encourageant, mais les associations pourraient-elles être mieux prises en compte comme un levier de réponse à la crise démocratique que nous traversons ?

Les dynamiques informelles, elles, constituent globalement un facteur de renouvellement des pratiques sociales, notamment de l’engagement civique. Mais certaines initiatives peuvent aussi créer du désengagement, de la suspicion, du mal-être démocratique. 

Si l’on prend l’exemple des réseaux sociaux, on observe qu’ils peuvent représenter une chance pour l’engagement, avec une capacité à élargir les profils sociologiques. Ils sont beaucoup plus populaires et représentatifs de l’ensemble de la société. Mais ils peuvent aussi présenter un risque pour les modes de gouvernance et de délibération. La gouvernance d’une association avec son assemblée générale annuelle et son conseil d’administration n’est pas la même que celle d’un groupe sur un réseau social, avec une administration centralisée ou opaque. 

On gagnerait certainement à mieux comprendre ces dynamiques formelles ou informelles qui naissent de la société civile, ainsi que leurs effets sur la démocratie. L’Institut français du Monde associatif a engagé un travail sur la contribution du fait associatif à la démocratie à l’échelon européen. Il restituera ces travaux au cours de l’année 2023.

Propos recueillis par Pierre-Yves Guihéneuf

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Thomas Chevallier. « Engagement associatif ». In Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition, 2022). GIS Démocratie et Participation. www.dicopart.fr/engagement-associatif
Mathieu Hély. « Histoire des pratiques associatives ». In Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition, 2022). GIS Démocratie et Participation. www.dicopart.fr/pratiques-associatives

  • [1] « Le bénévolat est l’action de la personne qui s’engage librement, sur son temps personnel, pour mener une action non rémunérée en direction d’autrui, ou au bénéfice d’une cause ou d’un intérêt collectif », Conseil économique, social et environnemental.
  • [2] Viviane Tchernonog et Lionel Prouteau, Le paysage associatif français. Mesures et évolutions, Éditions Juris Associations et Dalloz, mai 2019 (3e édition).
  • [3] Cécile Bazin, Marie Duros, Aziz Ben Ayed, Patrick Bonneau et Jacques Malet, La France Bénévole : évolution et perspectives, Recherches & Solidarités, étude, mai 2022 (17e édition), https://recherches-solidarites.org/wp-content/uploads/2022/03/LFB-etude-24-05-2022.pdf
  • [4] Idem.
  • [5] Viviane Tchernonog et Lionel Prouteau, op. cit.
  • [6] L'article 8 de la Constitution du 4 novembre 1848 proclame le droit de s'associer et s'assembler paisiblement et sans armes ; l'article 13 encourage les associations volontaires. Conseil constitutionnel.
  • [7] Alors que le terme de fraternité désigne les liens de solidarité qui unissent des frères et que le terme de sororité a la même signification pour des sœurs, l'adelphité - plus inclusif - regroupe la fraternité et la sororité. NDLR.

Floriant Covelli

Floriant Covelli est délégué général de l’Institut français du Monde associatif, fondé en 2019 pour promouvoir l’apport des associations à la société et à la démocratie.

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