Guillaume Gourgues
Maître de conférences en science politique
L’entreprise n’est pas, aujourd’hui, l’espace prioritaire de l’engagement ou de la contribution au bien commun. Mais pourrait-on la penser comme un lieu d’exercice de la citoyenneté ? Pourrait-on imaginer des droits du travail qui augmentent la citoyenneté politique ? Comment rendre du temps à la démocratie ? Autrement dit, travail et démocratie sont-ils comptables et jusqu’où ? Etat du débat.
Nous passons une grande partie de notre vie à travailler. Pour la grande majorité de la population active en France – 87,6 % selon l’Insée – ce travail est salarié et donc subordonné. C’est donc sur l’entreprise, que ce dossier de démocratieS a choisi de se concentrer. L’entreprise a constitué, historiquement, un enjeu central des projets politiques et intellectuels revendiquant une démocratie participative : pour que la participation citoyenne ait une chance d’advenir comme principe légitime d’organisation politique de la société, encore faut-il que le travail puisse être autre chose qu’un espace de non-droit de la démocratie !
Bien sûr, le travail n’est pas limité à l’emploi et aux murs de l’entreprise, voire de l’institution publique. Le travail reproductif, encore largement assigné aux femmes, ou de subsistance, informel, souvent invisible, posent des questions démocratiques majeures : la persistance des inégalités de genre dans le travail domestique, ou la survie économique des plus pauvres, fragilisent de facto le principe de l’égalité politique.
Sans prétendre faire le tour de la vaste question du travail, ce dossier est construit autour d’axes complémentaires. Nous proposons de confronter différentes manières de définir l’enjeu de la démocratisation de l’entreprise : alors que la sociologue Isabelle Ferreras priorise l’organisation juridique, l’économiste Thomas Coutrot évoque les conditions de travail elles-mêmes. Ensuite, Frank Escoubès, consultant, et Guillaume Desnoës, entrepreneur, permettent de saisir à quel point le problème se pose de différentes manières, selon la taille, le secteur et le statut des entreprises. Jeanne Cartillier, praticienne, et Corentin Gombert, chercheur, s’intéressent, quant à eux, à la nécessité de prendre soin de la démarche de démocratisation, d’en maitriser les processus. Une incursion dans l’hôpital public, auprès de Noëlle Bernard, médecin, montre aussi comment des agent.es déploient une capacité d’agir qui donne du sens au travail. Enfin, l’articulation entre temps de travail, temps social et nécessaire valorisation de l’engagement civique sont abordées par Céline Marty, philosophe, Dorian Dreuil, cadre associatif, et Matthieu Sanchez, membre du comité de gouvernance de la convention citoyenne sur la fin de vie.
Toutes ces contributions sont toutefois traversées par des enjeux communs.
Des promesses managériales pour démocratiser l’entreprise
La démocratie n’a jamais été absente des velléités progressistes patronales, depuis le 19èsiècle. Des dirigeants d’entreprises, des responsables de ressources humaines, des entrepreneurs ont régulièrement affirmé leur intention de réaménager la verticalité du pouvoir dans l’entreprise. Aujourd’hui regroupées sous la large bannière de la Responsabilité sociale des entreprises, ces promesses sont produites depuis l’intérieur du capitalisme, et partagent l’imaginaire d’un aménagement des relations hiérarchiques.
Management participatif, à l’échelle de grandes entreprises cotées, comme l’explique Franck Escoubès, entreprises libérées, sociétés à mission, comme évoquées par Guillaume Desnoës : les propositions de réforme et les expérimentations se déploient depuis les années 80 et s’inscrivent même dans la loi. Décortiquer ces modèles et pratiques de participation dans l’entreprise, en prenant le temps de les observer, en saisir les limites, est le plus sûr moyen de comprendre la façon dont ces offres de participation reflètent l’évolution des rapports en son sein. Mais la démocratie dans l’entreprise ne peut pas, pour autant, se réduire à son volet uniquement managérial.
Le salariat implique, en effet, une relation contractuelle asymétrique, peu à peu protégée par le droit, et ne se présente donc pas comme un terrain a priori propice à l’expression et la participation. Penser la démocratie implique d’imaginer les manières dont les salariés peuvent penser le sens de leur travail, les conditions dans lesquels ils l’exercent, les limites qu’ils souhaitent lui poser – ce que soulève Thomas Coutrot. Ces aspirations recouvrent aussi des préoccupations en matière d’écologie, de justice sociale : pourquoi, comment et jusqu’où produire ?
Le rôle des syndicats et l’organisation de l’entreprise à repenser
L’invention progressive des institutions représentatives du personnel, et leur généralisation par les lois Auroux de 1982, ont incarné la nécessité d’imposer une parole des salariés dans l’entreprise. Mais historiquement, c’est le syndicalisme qui a constitué la première réponse à la démocratisation du travail. Les organisations syndicales sont traversées, comme la société dans son ensemble, par un débat entre fin du monde et fin du mois. Mais malgré leurs difficultés, leur diversité et leurs oppositions, elles restent des outils de débat, de controverse et d’expression.
La nécessaire expression, de celles et ceux qui travaillent, peut également amener à remettre en cause l’organisation même des entreprises. C’est l’exemple des entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS), fondées sur l’égale répartition des voix et des richesses produites. Elles restent cependant hétérogènes et n’évitent pas les problèmes de la verticalité ou de la conflictualité au travail. Mais elles pointent la possibilité de s’attaquer à la définition même de ce qu’est l’entreprise, notamment sur le volet juridique. C’est ce que propose Isabelle Ferreras, via son idée de bicamérisme économique, plaçant actionnaires et salariés sur un plan d’égalité formelle ; mais pour elle, ce n’est qu’une première étape, l’enjeu étant de substituer le pouvoir salarial au pouvoir actionnarial.
Le cas de l’ex-usine GKN, dans la banlieue de Florence, en Italie, dont les salariés se sont mobilisés, en 2021, contre leur licenciement et la fermeture du site, est un exemple emblématique de l’actualité cette perspective. Le collectif a construit un plan de reprise, via une coopérative, basée sur la conversion écologique de l’outil de travail. Les ex-GKN ont mobilisé la population locale, pour imaginer une combinaison, entre reprise démocratique et écologique de leur usine.
Les reprises d’entreprises ne sont pas, pour autant, des solutions miracles pour la réorientation de la production et l’émergence d’une gestion démocratique du travail. Elles laissent, notamment dans l’ombre une autre aspiration : celle de travailler moins, mieux et en cohérence avec des ambitions démocratiques et écologiques plus vastes.
Repenser le travail pour plus et mieux s’engager
La limitation du temps de travail – dans la journée, dans le mois, dans la vie – est un enjeu historique de la formation des régimes représentatifs, basés sur le suffrage universel. La politique demande du temps, qu’il faut retirer au travail. C’est par la spécialisation politique et la professionnalisation de l’exercice des mandats que les régimes représentatifs ont essayé de régler cette question : les élus vivant par et pour la politique, à la différence des électeurs. De fait, imaginer un dépassement du régime représentatif, par une alternative participative, impose d’aborder frontalement une démarchandisation massive de l’existence. L’extension d’un temps libéré est effectivement une condition sine qua non d’une organisation participative de la société. A défaut, les habituels constats déceptifs sur les dispositifs participatifs auront la vie dure : ne viennent que celles et ceux qui le peuvent et le veulent…
Dès lors, comment rendre du temps à la démocratie ? Comment sanctuariser une part de l’existence pour l’engagement, la participation ? Céline Marty indique une réponse en imaginant ce que pourrait être le temps de travail et le temps libre, dans un horizon démocratique. Dorian Dreuil et Matthieu Sanchez proposent, quant à eux, la création d’un statut citoyen, intégrant la reconnaissance des compétences du citoyen-participant. Ce sont deux versants d’une même tentative de faire exister, auprès des entreprises, la légitimité d’un éloignement temporaire du marché du travail et la possibilité d’utiliser le temps autrement.
Mais si l’articulation, entre travail et engagement, peut faire sens, dans une société qui propose des formes de garantie sociale sur l’accès et la stabilité de l’emploi, qu’en est-il dans une situation d’insécurité qui régit toujours plus l’accès à l’emploi et les statuts salariaux ? Dans notre système économique, les plaidoyers pour le temps de la démocratie, libre du marché, acquièrent une dimension plus subversive qu’il n’y parait, en nous poussant, mine de rien, à prendre au sérieux l’idée d’une société post-capitaliste.