Deux techniciennes de laboratoire dans un hôpital
Photo Noëlle Bernard, CHU de Bordeaux

Gagner du pouvoir d’agir à l’hôpital

Peut-on démocratiser le travail ?

Entretien avec

Noëlle Bernard

Médecin hospitalier

A l’hôpital de Bordeaux, le personnel se mobilise en faveur de la transition écologique. Dans une grande administration publique, gagner du pouvoir d’initiative n’est pas facile pour les salariés, mais cela redonne du sens à leur travail.

Comment concrétiser son engagement pour l’écologie quand on travaille à l’hôpital ?

Beaucoup de mes collègues, tout comme moi, tentent de limiter leurs impacts sur l’environnement dans leur vie personnelle. Une enquête menée en 2021 auprès des professionnels de trois établissements de santé montre que la plupart d’entre eux trient leurs déchets, améliorent leur alimentation, roulent en vélo[1]. Certains ont vendu leur voiture ou ne prennent plus l’avion. D’autres sont engagés dans leur commune. Alors, quand ils mettent leur blouse à l’hôpital, ils ne supportent pas de faire l’inverse de ce qu’ils font à la maison. On ne peut pas être d’un côté des citoyens engagés et de l’autre des professionnels qui font n’importe quoi. Pour mettre leurs actes en cohérence, quelques-uns ont pris des initiatives individuelles sur leur lieu de travail, comme de collecter des emballages, les rapporter chez eux et les déposer dans leur poubelle jaune. C’est méritoire, mais ce n’est pas satisfaisant.

Personnellement, je suis sensible à la question environnementale comme citoyenne mais aussi comme médecin. En 2019, j’ai interrogé des collègues à ce sujet, pour voir si mes préoccupations étaient partagées par d’autres. J’ai rencontré un médecin d’un service de réanimation et nous avons constaté que nous menions des actions similaires dans nos unités de soins, nos équipes. L’idée a été de mutualiser nos expériences pour avancer plus vite ensemble et créer des unités de soins durables ! La direction du CHU a accepté le projet et nous avons constitué un groupe composé d’infirmières, de médecins, de chirurgiens, de cadres de santé, de secrétaires. Avec l’aide des services responsables de l’hygiène, de la mobilité, des déchets et du numérique, nous avons réfléchi à ce que serait une unité de soins modèle.

Nous avons co-écrit un guide[2] et constitué des boites à outils pour aider d’autres équipes à se lancer. L’idée est que chaque professionnel détermine les mesures les plus appropriées pour limiter les impacts sur l’environnement de ses gestes du quotidien. Tout cela se fait dans un cadre strict, car cela ne doit évidemment pas se faire aux dépens de la qualité des soins ou du confort des malades.

En général, cela commence par le tri des déchets, notamment dans les blocs opératoires où ceux-ci sont omniprésents. Comme à la maison, c’est la mesure la plus immédiate. Mais il y a bien d’autres possibilités ! Par exemple, des techniciennes de laboratoire ont mobilisé leurs fournisseurs pour monter une filière de réutilisation de boîtes de plastique qui étaient autrefois jetées. Des aides-soignantes ont proposé la toilette des patients éco-conçue : raisonner la consommation d’eau utilisée, remplacer les robinets par des mitigeurs pour éviter le gaspillage de l’eau, réduire la consommation de linge (et donc le recours à la blanchisserie) quand ce n’est pas utile. D’autres ont réduit l’usage de réactifs chimiques en remplaçant des analyses systématiques au profit de tests plus ciblés, etc. La part belle est faite à la responsabilisation de chacune et chacun et à la dynamique d’équipe. Une formation permet de mutualiser les expériences.

Il y a maintenant de nombreuses initiatives dans d’autres hôpitaux. L’hôpital de Toulouse a organisé, en interne, une recyclerie pour que du matériel en surplus dans un service soit utilisé par un autre, au lieu d’être mis en déchetterie. Dans de nombreux établissements, comme à Lyon, la simplification de kits de chirurgie  au profit de kits allégés a permis d’économiser beaucoup de matériel inutile, qui partait à la poubelle sans être utilisé. Il s’agit d’appliquer un principe de sobriété : éviter le gaspillage et consommer le juste nécessaire.

Quels sont les freins aux initiatives du personnel ?

L’hôpital est une administration publique qui repose sur un strict découpage des responsabilités. Les procédures de décision sont souvent complexes. Il n’est notamment pas facile de peser sur les choix d’investissements. A titre d’exemple, pour modifier le processus de traitement de l’eau, qui est collectée après certaines opérations chirurgicales, il fallait investir dans une machine qui traite l’eau sur place et évite d’en transporter inutilement de grands volumes. En effet, cette eau, souillée par du sang, ne peut pas être évacuée dans l’égout ; elle était donc transportée en bidons jusqu’à une usine qui se chargeait de son traitement. Il s’est avéré compliqué de trouver le budget pour réaliser cet investissement (environ quinze mille euros) qui a pourtant été rentabilisé dès la première année et qui génère désormais des économies.

L’autre difficulté réside dans le fonctionnement des équipes de soins. A l’hôpital, les procédures sont très normées, les relations entre les personnes fortement hiérarchisées. Nous travaillons en équipe, mais chacun reste à sa place. Notre dispositif des unités durables vient bousculer le fonctionnement habituel, c’est en cela qu’il est innovant. Reconnaître la compétence de l’autre, qui est complémentaire de la sienne, c’est la force de l’intelligence collective. Si on ne comprend pas cela, si l’on pense que certains savent et d’autres non, il est impossible de se lancer dans une démarche participative.

Enfin, le temps nous manque. Il faut réfléchir à quelques-uns à deux ou trois actions prioritaires et se donner les moyens de les mettre en place comme, par exemple, afficher de nouvelles consignes pour toute l’équipe, remplacer un matériel par un autre… Nous essayons d’obtenir du temps dédié pour cela.

Est-il difficile de mobiliser la hiérarchie ?

L’engagement de la direction a été essentiel et a permis que les unités durables voient le jour. Au CHU de Bordeaux, la transformation écologique est intégrée dans le projet d’établissement, les unités durables font partie de la dynamique institutionnelle. Dans d’autres établissements, la direction n’a pas pris la mesure de la nécessité de s’engager. Sans pouvoir mobiliser leur hiérarchie, certains professionnels se sentent très isolés.

Pour convaincre, nous devons montrer les bénéfices de ce que nous faisons. Une action est particulièrement intéressante quand elle coche trois cases : l’impact écologique, l’impact économique et l’impact humain qui concerne les patients et les salariés. Un exemple : quand des aides-soignantes décident de laisser une serviette en tissu sur la table de nuit du patient au lieu de déposer des serviettes en papier sur son plateau-repas, elles réduisent le volume de déchets, elles font faire une économie à l’hôpital et elles gagent du temps dans la préparation des plateaux, matin, midi et soir. Et c’est plus agréable pour les patients ! On a alors plusieurs arguments pour encourager ce type d’initiative.

Autres exemples : réduire les consommables en simplifiant les kits chirurgicaux tout faits, c’est une économie qui se compte en dizaines de milliers d’euros par an. C’est la même chose pour les mesures qui permettent de limiter l’usage des réactifs chimiques lors des analyses. La recyclerie de matériel représente des centaines de milliers d’euros économisées. Avec toutes ces mesures additionnées, dans un seul hôpital, on atteint des sommes énormes ! C’est ce que je souhaiterais que nous mesurions maintenant.

Personnellement, je considère que les économies réalisées grâce à ces initiatives pourraient servir à financer de nouvelles mesures ayant un impact écologique positif. Je demande depuis longtemps qu’on les mette dans un « petit cochon vert » ! Pour le moment, je ne suis pas suivie mais je ne désespère pas !  

Ce qui compte également, c’est qu’en encourageant ces initiatives, l’hôpital améliore son image auprès de son propre personnel. On ne peut plus dire qu’il ne s’y passe rien ou que l’hôpital est déconnecté des enjeux actuels. Tout établissement devrait inscrire la transition dans son projet d’établissement, comme l’a fait le CHU de Bordeaux. C’est un signal fort pour les salariés et c’est indispensable pour que les choses bougent. C’est aussi important pour les usagers[3] car l’hôpital doit se montrer exemplaire sur son territoire.

Quelles sont les conditions de réussite de votre initiative ?

En premier lieu, la motivation, qu’il faut cultiver. Aujourd’hui, à l’hôpital de Bordeaux, il y a 300 unités de soin. Parmi elles, environ cinquante sont engagées pour devenir des unités  durables. C’est le volontariat qui anime la démarche. Nous n’allons pas fouetter les professionnels pour qu’ils deviennent écoresponsables ! Le personnel hospitalier est déjà saturé par les contraintes et les procédures. C’est normal, bien sûr, je ne remets pas en question la sécurité, mais de plus en plus de professionnels ont le sentiment d’être de simples exécutants.  La transformation écologique ne peut pas, elle aussi, s’imposer de façon descendante. Ce n’est pas possible !

Nous travaillons avec ceux qui ont envie. Quand ils se sont engagés, on applaudit, on les valorise, on les reconnaît. On leur propose une formation et on fait le nécessaire pour qu’ils agissent sans réinventer l’eau chaude. Le principe des unités durables, c’est : « il faut le faire et on va le faire avec vos compétences, car c’est vous qui savez ». On ne peut changer les choses qu’avec les salariés eux-mêmes. On s’appuie sur leurs connaissances et on leur donne de la reconnaissance.

Une fois que l’équipe a avancé, elle sera labellisée, ce qui permet de reconnaitre  le travail effectué. Une, deux, ou trois feuilles, en fonction de la maturité écologique de l’équipe… Cela stimule et invite à poursuivre les efforts. La transformation écologique se fait ainsi grâce à la créativité des professionnels et dans la bonne humeur ! Et cela redonne du sens au travail.

Les métiers du soin ne paraissent pas manquer de sens. Ils ont une utilité sociale. Et pourtant… Si vous interrogez les professionnels, beaucoup vous disent que ce sens s’est perdu. Une aide-soignante à qui on demande de faire dix toilettes dans la matinée, une infirmière qui n’a pas le temps de parler avec son patient parce qu’elle doit rentrer des données dans un ordinateur, une technicienne de laboratoire qui se sent comme une machine derrière une machine : quel sens cela a-t-il ?

La transformation écologique offre l’opportunité de redonner du pouvoir d’initiative aux professionnels, ce qu’on leur a confisqué depuis des années. Il faut saisir cette opportunité !

Propos recueillis par Pierre-Yves Guihéneuf

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