Les salariés français parmi les moins consultés

Peut-on démocratiser le travail ?

Entretien avec

Thomas Coutrot

Statisticien et économiste, Institut de recherches économiques et sociales.

La participation et l'autonomie ont un impact fort sur la santé, sur la perception du travail et sur le comportement civique. L'économiste et statisticien Thomas Coutrot plaide pour un droit d'expression directe des salariés leur permettant de peser sur l'organisation du travail.

Le travail demeure-t-il imperméable à l’organisation démocratique ? 

Dans notre société, le salariat est le mode dominant d’organisation des relations au travail, le contrat de travail est défini juridiquement par la subordination. Il appartient à l’employeur d’organiser le travail, de donner les instructions aux salariés pour qu’ils exécutent les tâches, en fonction des objectifs de l’entreprise. La participation des salariés ne fait pas partie, spontanément, du cadre institutionnel et juridique de la relation d’emploi. L’organisation salariale met en œuvre une vision du travail comme activité d’exécution, avec un principe managérial fondamental : commander et contrôler. Ce principe sous-tend la division des tâches, les procédures, les modes de coordination, les modalités de rémunération. C’est une organisation d’ingénieur héritée du taylorisme. 

Les évolutions du management dans les années 90 et la financiarisation des entreprises ont radicalisé ces principes d’organisation, les investisseurs voulant comprendre et anticiper la performance productive de l’entreprise, et de chacun de ses maillons, pour orienter les choix d’investissement. Le déploiement des nouvelles technologies a produit des systèmes d’information très réactifs qui permettent d’entrer dans le détail de la performance productive de chacun. 

Ces principes d’organisation du travail dominent-ils aussi dans le service public ? 

Ces principes ont été injectés dans le secteur public à partir des années 2000 : ce que l’on a appelé le Lean Public Management est le décalque, dans le service public, du Lean Management, c’est-à-dire le management par les chiffres déjà popularisé dans le privé. Les deux systèmes sont devenus largement similaires. Les missions sont ramenées à un ensemble d’indicateurs chiffrés ; sous couvert d’autonomisation, on fait surtout beaucoup de reporting. Le Lean Management originel, établi chez Toyota au Japon, théorisait la responsabilisation des salariés, par leur participation à l’amélioration continue des procédés. En pratique, on a mis en place en Europe, et ailleurs, un management par objectifs chiffrés, rigides et imposés : c’est un formatage contraignant et détaillé de l’activité, en contradiction avec le discours sur l’auto-organisation. 

D’autres formes d’entreprise ont prospéré, portées par l’économie sociale et solidaire et les modèles coopératifs. Quelle place occupent elles ? 

Il y a toujours eu des écoles de pensée managériales alternatives au taylorisme, un management humaniste, portant une autre vision du travail. Mais ces modèles restent marginaux, limités à quelques PME aux patrons atypiques. Quant aux coopératives, elles posent très peu la question de l’organisation du travail. Dès qu’elles atteignent une certaine taille, quelques dizaines de salariés, elles adoptent le plus souvent les modes hiérarchiques conventionnels. Elles intègrent certains principes démocratiques – comme le partage de la valeur, l’élection des dirigeants, la codétermination des choix stratégiques – qui ne portent pas sur l’organisation du travail. À présent, cela commence à changer. 

Comment la conception dominante du travail se traduit-elle sur l’activité des travailleurs ? 

Cette conception se heurte aux réalités vécues, c’est la fameuse distinction entre le travail prescrit et le travail réel : le travail réel dépasse toujours le travail prescrit, parce que la prescription est incapable de prévoir tous les aléas qui vont se présenter dans le travail. Les travailleurs suivent des consignes, mais ils font aussi bien d’autres choses. C’est ce que le psychiatre Christophe Dejours appelle le travail vivant, et que d’autres appellent l’activité : pour faire correctement leur travail, les personnes engagent nécessairement leur intelligence, leur subjectivité, leur sensibilité, leur humanité. C’est le phénomène bien connu de la grève du zèle : quand les travailleurs décident de respecter les consignes à la lettre, rien ne marche plus. 

Aujourd’hui, le mode d’organisation du travail est déficient parce qu’il néglige la place du travail vivant, pour le subordonner au travail mort, c’est-à-dire la machine, les infrastructures, les consignes, les procédures, les systèmes d’information… La dimension de liberté, toujours présente au cœur du travail, mais aujourd’hui gravement malmenée, embarque pourtant des enjeux psychiques et politiques très importants. 

Quelles sont les conséquences d’une organisation qui néglige la capacité d’expression des personnes ?  

Divers travaux de recherche ont établi le lien entre les relations au travail et les comportements civiques, par exemple la participation électorale[1]. Comme le disait le philosophe John Dewey, les compétences démocratiques des citoyens se façonnent dans le système éducatif et dans le système productif, à l’école et dans l’atelier. Pour ma part, j’ai apparié les enquêtes sur les conditions de travail avec des résultats électoraux au niveau communal, pour l’élection présidentielle de 2017 et l’élection européenne de 2019. Je montre que l’absence d’autonomie dans le travail favorise fortement l’abstention. Les gens soumis à un travail répétitif, sans marge de manœuvre, sans possibilité de peser sur les décisions qui concernent leur travail, tendent à s’abstenir beaucoup plus que la moyenne. Avec les méthodes statistiques, on peut montrer que ce n’est pas qu’un effet du milieu socioculturel, c’est lié spécifiquement à l’organisation du travail. 

La possibilité de s’exprimer sur son travail, quant à elle, dépend de l’existence de réunions formelles organisées par l’entreprise, où les salariés peuvent discuter des problèmes qu’ils rencontrent. Lorsque les gens n’ont pas cette possibilité dans leur travail, leur suffrage se dirige plus souvent vers le Rassemblement national. Nous observons donc deux résultats principaux et massifs sur le plan statistique : l’absence d’autonomie dans le travail pousse à l’abstention, et l’absence de capacité d’expression dans le travail pousse au vote d’extrême-droite. Une organisation autoritaire ne favorise pas la liberté d’expérience et l’engagement. À contrario, l’entreprise peut être une école de l’engagement citoyen.

Les enquêtes internationales montrent que les Français sont ceux qui accordent le plus d’importance au travail, mais que leurs attentes sont plus fortement déçues. A quoi tient cette situation particulière ? 

Les salariés français sont parmi les moins consultés, les moins associés aux décisions qui concernent directement leur travail : bien moins que dans les pays nordiques ou en Allemagne, mais également moins qu’en moyenne en Europe. La France est un mauvais élève de la participation des salariés[2].

Cela a des impacts massifs sur la perception du travail et sur la santé. Dans les enquêtes, on a demandé aux gens s’ils ont connu un changement important dans leur travail au cours des dix dernières années, un changement d’organisation, de secteur, d’équipe : 51 % des salariés répondent oui. Ont-ils été informés ? La moitié de ceux qui ont connu un changement disent oui. Ont-ils été consultés sur ce changement ? Un tiers disent oui. Ont-ils pu influencer ce changement ? 16 % seulement le pensent. Les personnes qui ont l’impression d’avoir été entendues se portent bien, leur état de santé physique et psychique est plus favorable que la moyenne des salariés. À l’inverse, celles qui n’ont pas été informées, ou qui ont été consultées, mais pas écoutées, présentent davantage de perturbations et de symptômes dépressifs. Cela démontre le rôle déterminant de la participation sur la santé. C’est d’autant plus vital pour les Français qu’ils sont ceux en Europe qui expriment les plus fortes attentes en termes d’expressivité, de sens, d’utilité du travail[3].

Mais ils sont aussi les plus nombreux à vouloir diminuer la place du travail… 

Oui, cet apparent paradoxe s’explique par le fait que leurs attentes sont déçues. Cela ramène à la perte de sens du travail[4]. Les systèmes d’information capables de renseigner la performance individuelle mettent à mal les petits compromis que les salariés  pouvaient tisser avec le chef, les arrangements entre collègues. Lorsque les aides à domicile se conforment à des tâches chronométrées, avec un reporting des gestes et des minutes passées avec chaque personne, ce n’est plus possible d’adapter le soin aux besoins individuels des personnes prises en charge. Cela heurte les trois dimensions du sens du travail : le sentiment de se sentir utile, le sentiment de pouvoir bien faire son travail et le sentiment de pouvoir s’épanouir soi-même dans son travail.

Quelles évolutions peut-on attendre ? 

Le sujet de la démocratie au travail émerge dans le débat public de façon inédite. C’est un motif d’espoir parce que cette question était totalement ignorée jusqu’ici. La gauche commence à en parler[5]. Les organisations syndicales, aussi, s’emparent de la question alors que leur position historique était d’accepter le principe de subordination en échange du pouvoir d’achat et de la sécurité sociale : le lien de subordination est le critère d’accès aux droits, aux protections sociales comme l’assurance-chômage. La baisse du pouvoir d’achat, la dégradation de la protection sociale, la perte de sens du travail déstabilisent ce compromis.

Quelle mesure vous semble indispensable ? 

Il faut instituer un droit politique permettant aux travailleurs de se réunir sur le temps de travail, de formaliser des propositions et d’obtenir une réponse argumentée du manager. Ce droit de participation serait assuré par des espaces de délibération sur le travail, à l’échelle des collectifs de travail, soit 20 ou 30 personnes. Ces instances discuteraient une demi-journée par mois, pour délibérer sur les difficultés rencontrées, le moyen de mieux travailler, l’organisation, l’impact sur l’environnement… Il conviendra d’établir un lien fort entre les propositions du collectif et la décision.

Signe encourageant : les Assises du travail en 2024, dans le cadre du Conseil national de la refondation, ont préconisé la participation accrue des salariés à la prévention des risques professionnels, donc à l’organisation du travail. C’est l’une des recommandations les plus fortes de ce rapport officiel[6].

La santé sert-elle de levier pour le pouvoir d’agir dans l’entreprise ? 

Selon le Code du travail, l’employeur est tenu pour responsable des atteintes à la santé des salariés du fait de leur travail. Des propositions formalisées dans les espaces délibératifs seraient difficiles à ignorer par le management, car le défaut de mise en œuvre pourrait être invoqué en cas de mise en danger des salariés aboutissant à un accident du travail ou une maladie professionnelle. La responsabilité pénale de l’employeur est alors engagée. C’est un levier juridique puissant, d’autant plus que les travaux de recherche démontrent l’impact de l’organisation du travail sur la santé. 

Donc, participer c’est la santé ? 

L’OMS définit la santé comme un état de total bien-être physique, psychique et social. Mais pour un philosophe comme Georges Canguilhem, repris par des psychologues du travail comme Yves Clot, la santé est la capacité de l’être humain à avoir une prise sur son environnement. Cette conception crée un lien direct entre la santé et la démocratie : être en bonne santé, c’est pouvoir agir sur ce qui nous arrive. 

Propos recueillis par Pierre-Yves Guihéneuf et Valérie Urman 

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Voir aussi :
Thomas Coutrot. Management participatif (2). In G. Petit et al. (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation, 2022.
Julien Charles. Management participatif. In G. Petit et al. (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation, 2022.
Antoine Bevort. Participation des salariés. In I. Casillo et al. (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1ère édition). GIS Démocratie et Participation.

[1] Maelezig Bigi et Dominique Méda « Prendre la mesure de la crise du travail en France », in Collectif, Que sait-on du travail ? Presses de Sciences Po, 2023.
[2] Voir les enquêtes statistiques menées en France par la Dares (direction des études au Ministère du Travail) dares.travail-emploi.gouv.fr  et celles menées par l’organisation communautaire Eurofound (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail) : www.eurofound.europa.eu. Après avoir interrogé une cohorte de 70.000 travailleurs européens en 2021, Eurofound relance l’enquête en 2024.
[3] Thomas Coutrot et Coralie Pérez, Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire. Seuil, 2022.
[4] François Ruffin. Mal travail, le choix des élites. Les liens qui libèrent, 2024.
[5] Paul Magnette, L’autre moitié du mondeessai sur le sens et la valeur du travail. La Découverte, 2024.
[6] Sophie Thiéry et Jean-Dominique Sénard. Re-considérer le travail. Conseil national de la refondation, 2023 travail-emploi.gouv.fr
 

Thomas Coutrot

Statisticien et économiste, Thomas Coutrot est chercheur associé à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales) après avoir dirigé de 2003 à 2022 le département Conditions de travail et santé à la Dares (direction des études au Ministère du travail). Il co-anime les Ateliers travail et démocratie. Dernier ouvrage paru (avec Coralie Perez) : "Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire", Éditions du Seuil, 2022.

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