Élaborer démocratiquement un travail sobre

Peut-on démocratiser le travail ?

Entretien avec

Céline Marty

Philosophe du travail

Le travail a une place centrale dans nos vies. « Trop », indique Céline Marty qui pense une société dans laquelle l’engagement citoyen pourrait donner des droits sociaux, à la retraite, par exemple. Il est temps, pour elle, de lancer un débat démocratique sur la place du travail dans une société en transition, afin de prioriser les activités économes en ressources.

Aujourd’hui, quand on rencontre quelqu’un, on lui demande ce qu’il fait, sous-entendu ce qu’il fait comme profession… Et si ce qui définissait le citoyen n’était pas le travail, mais son engagement citoyen ?

Notre société définit les personnes par leur emploi, c’est-à-dire par leur activité, déclarée, rémunérée, formelle, ce qui exclut le travail informel, comme le travail domestique notamment. Cette société est une société salariale, comme la nomme le sociologue Robert Castel dans son livre Les métamorphoses de la question sociale[1]. Elle a émergé au XXe siècle, avec une protection sociale fondée sur l’emploi, la sécurité sociale, dans laquelle la solidarité se fait entre actifs, puisque les droits sociaux (retraite, chômage…) sont basés sur un emploi exercé. Ils sont complétés par un minimum inconditionnel, le Revenu de solidarité active (RSA), mais qui reste insuffisant pour vivre.

On pourrait envisager une société citoyenne dans laquelle l’engagement et la participation à un collectif seraient le fondement de la solidarité collective. Ce serait un changement de paradigme, entre une société salariale qui fonde la solidarité sur l’emploi et une société citoyenne qui fonde la solidarité sur la participation de tous à la vie de la cité. Cette société citoyenne serait plus pluraliste que la société de l’emploi, car dans cette dernière, l’individu doit se conformer aux besoins d’un marché de l’emploi déterminé par des normes économiques qui lui échappent. Les jeunes intègrent très tôt dans leur vie ces impératifs. Dès quinze ans, les élèves font des choix de carrières professionnelles, afin d’assurer leur sécurité financière. A l’inverse, la société citoyenne laisserait exister tous types d’activités, indépendamment de leur adéquation avec le marché de l’emploi et de leur rentabilité économique. Une société citoyenne permettrait de dépasser cette limite économique, en valorisant toutes les activités sociales.

Faites-vous un lien avec le revenu de base,  appelé aussi revenu d’existence, universel ou encore allocation universelle ?

Les sociétés salariales redistribuent les ressources économiques par les cotisations sociales prélevées sur l’emploi et par l’impôt. A l’inverse, le revenu de base est une redistribution des ressources économiques à toutes et tous, dans une logique d’impôt, ou selon Bernard Friot[2], dans une logique de cotisations sociales, en considérant que la redistribution des ressources ne se fait pas via l’emploi, mais que tout citoyen a des droits, liés à une redistribution de richesse collective.

Le lien entre travail et participation n’est pas récent…

Il faut se rappeler des corporations professionnelles qui avaient pouvoir de déterminer leurs conditions de travail, le prix des marchandises, les recrutements, les formations…  Ce pouvoir de participation sur le travail a été ôté par le salariat. Au XIXe siècle, les mouvements coopératifs, anarcho-syndicalistes, le socialisme libertaire, le socialisme utopique mais aussi les syndicats et coopératives américaines comme les Knights of labor (Chevaliers du travail), ou encore des auteurs anglais (William Morris) ou allemands (Rosa Luxembourg) entendaient reprendre ce pouvoir sur le travail, sur le salariat. Cela s’est traduit au XXe siècle par des mouvements auto-gestionnaires, souvent dans des logiques de luttes, comme la grève des Lip en 1973, qui entendait auto-gérer la production. Puis, plus durablement avec le mouvement coopératif et l’émergence des Sociétés coopératives et participatives (Scop) et des Sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), qui sont toujours en développement actuellement. Ce sont divers moyens d’envisager la participation des travailleurs à l’organisation de leur travail.

Est-ce que le travail empêche l’engagement citoyen ?

En tant que citoyen, on peut effectivement souhaiter participer hors de son travail. Cette participation est relativement empêchée par les conditions de travail, puisque cette activité a la prérogative sur toutes les autres. En effet, si vous souhaitez demander un temps partiel, une disponibilité ou un congé sans solde, vous pouvez le faire, de droit, uniquement pour des raisons familiales, politiques ou syndicales, ou encore si vous avez un mandat d’élu. Ce n’est pas le cas si vous souhaitez vous engager dans une association, participer à des manifestations ou des conseils citoyens… L’engagement personnel doit être validé par l’employeur.

De plus, les conditions de travail actuelles, notamment la durée du temps de travail, l’intensification de la charge de travail et la fatigue ne permettent pas de dégager des ressources en temps et en énergie pour d’autres types d’engagement. C’est pour cela que dans nombre d’associations, ce sont des retraités qui s’impliquent, car ils sont libérés de la contrainte de l’emploi. Mais pourquoi faudrait-il attendre 64 ans, pour avoir ce droit de choisir les activités dans lesquelles s’investir ?

Est-ce que les activités d’engagement citoyen peuvent être reconnues comme du travail  ? Quels en seraient les avantages et inconvénients ?

On peut aborder cette question de plusieurs façons.

Pour le travail bénévole, certains sont déjà rémunérés pour cela, avec des contrats de travail. Les volontaires, idéologiquement, valorisent leur engagement en parlant de travail associatif. Cette extension de la notion de travail permet de légitimer le bénévolat dans notre idéologie actuelle du travail, mais c’est symbolique. Aller plus loin, c’est aller vers une contractualisation des activités, mais cela tord la notion d’engagement volontaire.

On peut aussi facilement franchir la frontière entre travail et engagement bénévole, pour les personnes militantes ou dans le cas des individus qui mêlent les temps de travail, d’engagements et personnels, sans limite… Le numérique pousse aussi à la non-comptabilisation du temps de travail. La frontière entre vie privée et vie travaillée est très poreuse.

L’engagement citoyen pourrait être inséré dans la protection sociale, comme les trimestres de retraite pour les congés parentaux. L’engagement est parfois reconnu de façon exceptionnelle, pour ceux qui ont la Légion d’honneur par exemple, mais pas de façon quotidienne et accessible à tout le monde. La reconnaissance de l’engagement associatif ou citoyen permettrait peut-être d’atténuer les inégalités de revenus.

La meilleure reconnaissance serait certainement le revenu inconditionnel qui n’induit pas de justifier de ses activités et de son temps. Quand on commence à justifier le nombre d’heures passées sur une activité, comme pour le RSA, pour avoir le droit de le toucher, cela entraine une logique de contrôle, qui lui-même devient le travail d’autres personnes. Cette logique de contrôle des activités est  dangereuse.

De votre point de vue, la société est-elle mûre pour lancer un débat public sur le travail ? Sur quels enjeux ? Quelle forme pourrait-il avoir ?

Depuis longtemps le mouvement socialiste, ouvrier, révolutionnaire parle du travail. Les gens ont donc des idées, on l’a vu pendant la réforme des retraites. Il est temps d’ouvrir ce débat d’autant que les conditions de travail se dégradent, que la charge de travail et les souffrances mentales dues au travail augmentent. De plus,  le travail est au cœur des enjeux écologiques : d’une part, le travail est d’ores et déjà impacté par le stress thermique dû au changement climatique, les besoins de reports dus à la chaleur et d’autre part, le travail doit se transformer pour répondre à la situation climatique et écologique.

L’enjeu principal est de savoir comment on transforme le travail pour réduire, voire supprimer les activités nocives et polluantes : de quelles tâches avons-nous vraiment besoin ? Quelles sont les tâches essentielles, dont on a parlé pendant le Covid et sur lesquelles on doit prioriser les ressources ? Le travail étant une activité qui consomme des ressources, il faut la pratiquer avec parcimonie ! Il faut élaborer démocratiquement ce qu’est un travail sobre, comment économiser les ressources et les efforts.

La forme d’une convention citoyenne est une forme intéressante, mais peut-être pas assez inclusive, car seules une centaine de personnes étaient impliquées. La démarche des gilets  jaunes de rédiger des cahiers de doléances, pour faire remonter les revendications, était intéressante, car tout le monde a un avis sur le travail.

Propos recueillis par Sylvie Barnezet

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