« La participation des jeunes se joue dans le rapport de force »

Par

Achraf Manar

Cofondateur et président de l’association Destins Liés

Impliqué auprès des jeunes des quartiers et des étudiants précaires, le leader associatif Achraf Manar considère que les citoyens ne peuvent peser sur les politiques publiques que dans le rapport de force et l’influence du nombre.

Le désir d’engagement citoyen ne va pas de soi. Le mien tient à l’histoire familiale, un grand-père syndicaliste, ouvrier au port de Casablanca, un père émigré en France à la fin des années 1970, impliqué auprès des jeunes décrocheurs de l’école publique. Je grandis dans un quartier populaire en périphérie de Bordeaux, puis à Sainte-Florine, en Haute-Loire, le nez sur des inégalités de nature très différente. Dans la culture familiale, chacun porte la responsabilité de participer à la recherche de solutions. A onze ans, je suis délégué de classe et je représente mon collège au Conseil départemental des jeunes. On fabrique des affiches pour sensibiliser au gaspillage alimentaire, on conçoit ensemble des projets, on en voit la réalisation dans les établissements scolaires. Je peux mesurer une forme d’impact de la participation. A la fac, je suis étudiant élu au conseil d’administration, on se bagarre en 2018 contre la réforme des frais de scolarité des étudiants extra-européens… L’urgence de l’engagement m’a toujours rattrapé. Mon diplôme d’ingénieur ne m’excitait pas, mon premier emploi en entreprise non plus, j’ai passé mon temps libre dans une association de jeunes des quartiers populaires, Different leaders[1]. A l’échelle d’un collectif, nous sommes écoutés mais pas entendus. J’ai réalisé que la participation des jeunes n’a d’influence que dans rapport de force. C’est pourquoi, avec d’autres, j’ai cofondé Destins Liés[2] : au-delà de former une communauté d’entraide des étudiants précaires, l’objectif à terme est de faire masse et de relier les mouvements associatifs. 

En l’état, les mouvements de jeunes ne sont pas pris au sérieux. Pour chaque action, tu fournis un travail monstrueux, tu absorbes les rapports parlementaires, ceux de l’OCDE, tu deviens plus expert que les ministres que tu sollicites. On t’identifie alors comme un porte-parole, on t’invite aux concertations, aux groupes de travail, parce que tu es une voix citoyenne et singulière dans le débat[3] : on forme un petit groupe soudé, on atteint un haut niveau de technicité, une bonne culture de l’organisation. Pendant des années, on a joué le jeu des concertations à n’en plus finir, sur les discriminations, sur le G7 pour formuler des propositions aux chefs d’État… Mais le rapport de force reste défavorable, on ne pèse pas dans le circuit décisionnel ni face aux lobbies économiques. Il faut changer d’échelle, augmenter notre influence par le nombre. Début 2024, Destins Liés lancera un programme destiné spécifiquement aux responsables associatifs, nous ciblons les quartiers populaires mais aussi les milieux ruraux… Notre vision de l’engagement citoyen se fonde sur l’entraide, la coopération, le partage les ressources.

On utilise la concertation institutionnelle pour gagner en influence

C’est un arbitrage de chaque jour pour savoir si on investit notre énergie et nos ressources dans des démarches de participation chronophages qui, en définitive, donnent peu de résultats tangibles et pas plus de pouvoir. En termes d’effets immédiats, on se sent plus utiles dans l’action quotidienne pour répondre aux urgences des jeunes.  Sur le terrain, on enregistre des victoires concrètes tous les jours, comme de réunir cinquante leaders associatifs pour coconstruire un plan d’action, c’est même inédit. Une semaine après l’ouverture du compte Instagram de Destins liés, notre vidéo avait déjà été vue 40 000 fois.  Pour monter un atelier de formation, il nous suffit d’une heure pour trouver 70 jeunes intéressés. 

Bien sûr, les dispositifs de concertation nous donnent accès aux décideurs, aux politiques, au gouvernement, cela nous permet de construire du pouvoir dans le milieu associatif. Par exemple, en début d’année 2023, j’ai été invité au conseil national de la refondation (CNR). On n’en attend pas grand-chose mais je peux prendre la parole sur la précarité des jeunes devant la Première ministre : nous avons embarqué d’autres associations avec lesquelles nous nous sommes coordonnés pour porter des propositions communes. On utilise la concertation institutionnelle à des fins stratégiques pour, à terme, gagner en influence. 

Je porte beaucoup d’intérêt, par ailleurs, aux démarches de démocratie délibérative, de type convention citoyenne. Elles ont démontré que les citoyens profanes peuvent produire collectivement des plans très ambitieux. C’est une avancée marquante, mais sans influence sur le pouvoir de décision. Notre objectif est plutôt d’augmenter la puissance de la société civile organisée, de construire des contre-pouvoir. A mes yeux, ce ne sont pas des voies concurrentes, nous poussons dans le même sens. 

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  • [1] Le collectif Different leaders, adossé à l’association Article 1, s’adresse aux jeunes des quartiers populaires. Il forme au leadership non violent et aux pratiques managériales non discriminantes. Il est à l’initiative de la Journée mondiale de l’Égalité des chances, organisée depuis 2015.  https://www.different-leaders.com
  • [2] L'association Destins Liés, fondée en août 2022, a lancé ses activités début 2023. Son programme 2024 vise à relier les mouvements associatifs jeunesse. https://destins-lies.org
  • [3] Le journal Les Échos a distingué Achraf Manar dans son classement 2023 des « 35 leaders positifs » qui agissent pour démultiplier l’impact social/environnemental de leur organisation. Il a également été sélectionné par l’Académie des futurs leaders, un programme de 6 mois donnant lieu à des rencontres avec des chefs d’État, ministres, personnalités influentes.

Achraf Manar

Ingénieur informatique de formation et militant associatif dans les mouvements jeunesse, Achraf Manar a co-fondé et préside l'association Destins Liés. Il a rejoint la Fondation européenne pour le climat en qualité d'"associate", pour le programme France.

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