Atelier champêtre à la médiathèque tiers-lieu Philéas-Fogg, à Saint-Aubin du Paveil (Bretagne).

Les médiathèques participatives mobilisent 50 % de la population locale

Entretien avec

Aurélie Bertrand

Co-pilote du groupe de travail Médiathèques de l'association nationale des tiers-lieux.

Des médiathèques évoluent en tiers-lieux où les habitants s’impliquent dans l’activité et la gouvernance. Les impacts observés sur l’engagement, le lien social ou la coopération se gagnent au prix d’une adaptation radicale des compétences et des procédures administratives.

Depuis quelques années, des médiathèques se transforment en impliquant les habitants dans la réalisation de projets et en les associant à la gouvernance du lieu. Avec quel objectif au juste ? 

Aurélie Bertrand. Les médiathèques sont allées sur ce terrain pour survivre. Dans la mesure où la lecture publique n’est ni une obligation pour les collectivités, ni un service vital pour les habitants, elles doivent démontrer aux élus qu’elles sont utiles au territoire et attirer le public. Ce double impératif de séduction les a poussées à innover. Elles sont sorties dans les parcs, dans la rue, pour aller vers les « publics empêchés », les personnes en situation de handicap, la petite enfance… Mais cela ne suffit pas, le nombre d’inscrits baisse malgré tout, cela n’encourage pas les élus à maintenir les financements. Donc, il faut se réinventer. Le nouveau cap, c’est la participation. Les gens expriment directement leurs besoins, ils viennent contribuer bénévolement, ils s’associent au fonctionnement du lieu et détiennent un pouvoir de décision : la « démocratie contributive » est l’un des principes d’action qui caractérisent les tiers-lieux d’une façon générale. Les médiathèques s’insèrent dans ce mouvement en expansion depuis une dizaine d’année (lire les Clés ci-dessous). 

Comment se concrétise cette citoyenneté active dans une médiathèque nouvelle génération ? 

La participation du public se limite parfois à suggérer des achats de livres, c’est un tout petit pas qui, déjà, impacte l’offre et les choix budgétaires ; on peut aller beaucoup plus loin, jusqu’à diriger le lieu en codécision comme l’a fait La Bulle, le tiers-lieu que j’ai conçu et ouvert dans un quartier politique de la ville d’Annemasse, en Haute-Savoie. La gouvernance tripartite a subordonné les décisions au vote de trois groupes dotés chacun du même poids décisionnel : les élus, les professionnels de la structure et toutes les personnes extérieures intéressées. En tant que groupe, les habitants peuvent peser sur les décisions autant que les élus et les professionnels, sans restriction d’âge ni critère de résidence. Le premier vote a porté sur la proposition d’un collectif féministe local voulant sensibiliser les collégiens au consentement sexuel. Thème sensible, pas le plus simple… Pourtant, après discussion, les trois catégories d’acteurs ont approuvé ce projet, qui a été réalisé sans attendre. 

Comment mobilisez-vous le public, et comment vous assurez-vous qu’il formule un avis correctement informé ? 

On reste souple et léger. Pour discuter un projet, il suffit d’organiser un temps de débat avec toutes les catégories d’acteurs, simple et direct, sans recours à l’écrit, si possible sans visioconférence. Le public présent est réputé le bon. Les objectifs de diversité, d’inclusion, d’implication massive, s’inscrivent dans le temps long. C’est le résultat d’un travail de fond, en partant du noyau des inscrits – pas représentatif de la population locale – pour toucher, peu à peu, l’ensemble du quartier ou du village. En moyenne, 11 % de la population française est abonnée à une médiathèque; celles qui fonctionnent en tiers-lieux comptent 50% d’inscrits dans leur périmètre local, elles n’ont parfois plus assez de créneaux horaires pour programmer les activités bénévoles. 

A Jongieux, en Savoie, l’Agora est une médiathèque tiers-lieu installée dans un local de 50 mètres carrés, où la moitié des 300 habitants est inscrite. Vous y croiserez une habitante qui n’avait presque plus de contacts avec les villageois depuis huit ans ; une autre personne a pris confiance en s’impliquant dans la bibliothèque, si bien qu’aujourd’hui on lui propose la responsabilité d’une cantine scolaire. Les médiathèques tiers-lieux apportent des effets remarquables sur le lien social, les acquis cognitifs, la compétence à agir, la confiance.  

On observe aussi des impacts structurants sur le territoire, les interactions à l’intérieur de la médiathèque favorisent de nouveaux réseaux de coopération à l’extérieur. A Jongieux, un petit groupe de gens actifs à l’Agora a formé, au dehors, un collectif citoyen pour la protection des sources et fontaines ; la municipalité envisage d’ouvrir un café participatif où organiser des soirées ; l’école a programmé une sortie à l’Assemblée nationale pour travailler sur l’engagement civique. La dynamique participative du tiers-lieu peut fertiliser le territoire. Et elle peut nourrir le sentiment d’appartenance à une communauté de vie, d’intérêts :  lors des violences urbaines qui ont secoué la France en juin 2023[1], à Annemasse les gens sont descendus dans la rue pour protéger la Bulle, ils ont formé un cordon humain devant cette médiathèque tandis que la maison de quartier de l’autre côté de la place a malheureusement brûlé. 

A quoi attribuez-vous cet effet d’appropriation ? 

A la qualité des relations, avant tout. C’est le principal marqueur de réussite. La médiathèque est un lieu où les habitants doivent se sentir comme chez eux, c’est-à-dire où ils sont eux-mêmes. Il ne suffit pas de disposer une cafetière et un canapé. Plus fondamentalement, il faut considérer chaque personne comme une égale en adoptant une posture d’écoute, d’accompagnement des projets, d’animateur de communauté. Ce ne sont pas les compétences classiques des bibliothécaires. Quand les projets échouent, c’est souvent parce qu’on ne descend pas de sa position de pouvoir. L’un de nos défis est d’aider les équipes à se former à l’intelligence collective, la gouvernance partagée, la gestion de communautés. 

La transformation d’une médiathèque en tiers-lieu participatif dépend-t-elle aussi de ses relations avec la collectivité ? 

Le fonctionnement d’un tiers-lieu innovant crée des frottements à tous niveaux. Ainsi, c’est compliqué pour le service financier d’une municipalité de valider l’enveloppe budgétaire de projets inconnus qui seront décidés à mesure que les habitants les proposent. C’est un point important, car l’implication citoyenne se construit sur la réactivité et la confiance : si quelqu’un pousse la porte de la bibliothèque pour proposer un atelier de conception de jeux vidéo ou une soirée musicale, il faut être capable de lui répondre dans la demi-heure. Or le réflexe administratif habituel, c’est de faire remplir un formulaire, signer une charte, une décharge, exiger d’abord les papiers d’identité et un extrait de casier judiciaire… J’exagère à peine. Tout cela prend des semaines et personne ne propose plus rien. Toutes ces contraintes préalables envoient des signaux d’exclusion. Le fonctionnement en tiers-lieu oblige à éliminer la moitié des procédures administratives. 

De même, quand un habitant soumet un projet sur la motricité fine des personnes âgées, il lui faut du matériel, généralement dans des délais incompatibles avec le circuit décisionnel habituel réclamant quinze tampons officiels. La participation vient tout bousculer, donc les services vous considèrent avec beaucoup de sympathie mais aussi pas mal d’appréhension. 

L’évolution est faite d’avancées et parfois de reculs. Après que j’ai quitté Annemasse pour rejoindre la bibliothèque départementale de Savoie, la Bulle a limité le fonctionnement en codécision avec les habitants car la nouvelle hiérarchie administrative municipale avait une autre vision du lieu et de sa gouvernance. 

L’expérience participative n’est pas toujours durable. Le milieu rural me semble spécialement dynamique actuellement, du fait que la bibliothèque est souvent l’un des derniers services publics encore ouverts dans les villages. 

Vous avez cité des exemples de projets citoyens sans rapport avec la lecture. Les médiathèques y perdent-elles leur mission historique et les bibliothécaires leur métier ? 

L’évolution met en tension deux conceptions : transmettre des savoirs ou révéler les savoirs des personnes. La bibliothèque tiers-lieu incarne les droits culturels, elle s’inscrit aussi dans le cadre légal de la lecture publique, au même titre que la bibliothèque traditionnelle. Mais elle relie les personnes et leurs savoirs. Longtemps, dans les bibliothèques, nous avons eu des professionnels qui aimaient les livres plus qu’ils n’aimaient les gens. Aujourd’hui, c’est un métier de stratégie relationnelle. Cela consiste à faire le lien entre les gens, c’est une posture de facilitation des interactions humaines au delà de la posture de médiation culturelle. Tout humain poussant la porte d’une bibliothèque peut y apporter un savoir, ne serait-ce que faire un gâteau, porter un récit familial, partager une archive, constituer une grainothèque… 

La médiathèque Entre Dore et Allier[2]  a pris en charge les jeunes qui investissaient l’espace public en skateboard, pour leur faire dessiner le futur skate park de la ville. C’est un rôle nouveau, il faut accompagner ce projet, réunir des financements. A Jongieux, 50 % des villageois sont inscrits à la bibliothèque mais 30 % d’entre eux n’ont jamais emprunté un livre. Certains tiers-lieux ont même gommé le terme « bibliothèque » en estimant que cela libère les imaginaires et évite que des habitants aient peur d’être jugés. Les élus réalisent que ces tiers-lieux font société, combattent l’isolement, organisent la cohésion et réenclenchent une machine sociale enrayée. 

Comment mesurez-vous la vigueur de ces transformations et leurs impacts ? 

L’évaluation fait défaut, beaucoup de choses se font à de toutes petites échelles. Il y aurait un travail préalable de recensement et de cartographie à faire, on ne sait même pas dénombrer les tiers-lieux sur les 16 500 médiathèques françaises. Elles forment un maillage de proximité unique, couvrant tout le pays, potentiellement des points d’appui à la démocratie locale. Aujourd’hui, les services participation des collectivités n’identifient pas toujours les médiathèques comme des partenaires. Comment apprendre à se connaitre, s’identifier, trouver les synergies ? Ce chantier est devant nous. 

Propos recueillis par Valérie Urman

Clés

– 16 500 médiathèques forment un maillage de proximité. Un nombre croissant d’entre elles évolue, en adoptant des principes d’action propres aux tiers-lieux : l’ancrage dans le territoire en opposition à tout modèle standardisé ; l’innovation et l’expérimentation ; la mixité et l’inclusion ; la démocratie « contributive ». `

– 3500 tiers-lieux sont recensés en France en 2022 (dont les médiathèques, mais aussi des espaces économiques, coworking, fermes, fablab, cafés, ressourceries…) soit deux fois plus en cinq ans (1800 en 2018). Selon France Tiers-Lieux, 27% sont des tiers-lieux culturels. 

Le « tiers-lieu » traduit un concept américain (Third Place) pensé dans les années 1980 par le sociologue Ray Oldenburg et désignant l’espace informel de lien social distinct du domicile et du lieu de travail. Il prend des formes juridiques diverses : service public local, entreprise de l’économie sociale et solidaire, pôle territorial de coopération économique, scic, scop, association à but non lucratif… Les collectivités territoriales entrevoient le bénéfice de s’appuyer sur ces structures comme relais de l’action politique, en particulier pour la transition écologique. 

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