Entretien avec
Andreas Rüdinger
Coordinateur Transition énergétique à l'Iddri
Au niveau national, le débat sur la transition piétine. Il est clivant et idéologisé. Face à l’urgence, il ne faut plus remettre en cause éternellement la transition mais décider ensemble de la façon de la mener dans un souci d’efficacité et de justice sociale. Pour cela, Andreas Rüdinguer appelle à s’engager dans une culture du compromis.
Peut-on débattre de tout en matière de transition ?
On ne peut pas débattre de tout ni n’importe comment. En particulier, je pense qu’on ne peut pas remettre en cause la nécessité de la transition. Le changement climatique est un fait, la responsabilité des activités humaines également, la nécessité de la transition ne doit plus faire débat. Pourquoi ? Simplement parce que ce débat a déjà eu lieu depuis plusieurs années, il est derrière nous. On ne peut pas éternellement revenir sur les mêmes questionnements si on veut avancer.
Il est vrai qu’une partie importante de la population se dit climatosceptique. Je n’en connais pas toutes les raisons mais j’observe que le débat a une forte dimension idéologique. Ce qui se joue ici, c’est l’opposition entre la liberté individuelle et l’acceptation de contraintes justifiées par l’intérêt général. L’attachement à un certain mode de vie, fait de liberté, est au cœur des revendications de ceux qui contestent la transition, il ne s’agit donc pas d’une remise en cause de la réalité du changement climatique. Ces discours anti-transition ont d’abord été tenus par l’extrême-droite et la droite conservatrice, en particulier aux États-Unis. Ils gagnent de nombreux pays et sont repris par certains médias, notamment les chaînes d’information privées. La coalition entre les milieux politiques et médiatiques est très efficace dans la formation des opinions individuelles. En diffusant des fake news, ils remettent en cause des vérités scientifiques établies. En produisant des discours extrémistes, voire outranciers, ils rendent acceptables des positions qu’on considérait auparavant comme excessives[1]. Il s’agit de techniques délibérées de manipulation de l’opinion publique.
Il ne faut pas faire preuve de naïveté dans les débats actuels sur la transition ni penser, au nom d’un principe démocratique fort défendable par ailleurs, que l’on peut discuter de tout avec tout le monde et que toutes les idées se valent. En faisant cela, on court le risque de se faire manipuler et de voir la transition arriver trop tard ou ne pas arriver du tout. Aller au désastre avec élégance, en clamant que la démocratie est sauve, cela ne me convainc pas.
Faut-il alors limiter le temps consacré au débat ?
J’entends dire en effet qu’il faut prendre le temps nécessaire à la discussion mais cela fait déjà trente ans que l’on débat du changement climatique ! J’entends dire qu’il faudrait interroger l’urgence à agir mais a-t-on le temps pour cela ? Du point de vue du principe démocratique, j’adhère entièrement à l’impératif de débattre des sujets de société. Mais d’un point de vue pragmatique, s’il s’avère qu’il y a vraiment urgence et que le changement climatique va nous dépasser, nous allons tous en payer le prix fort.
Nous avons une des législations les plus développées en Europe en matière de participation. Les droits des citoyens sont importants, mais nous en sommes à un stade où cela retarde considérablement les projets du fait des recours en justice qui se multiplient et dont l’instruction est interminable : les projets éoliens en France font l’objet de huit à neuf ans de procédures contre deux à trois ans dans les autres pays. Les éoliennes sont mises sur le même plan que les usines chimiques[2] : cela me semble exagéré.
Je ne dis pas que les débats sur le sujet sont superflus, mais qu’ils sont contre-productifs s’ils nous empêchent d’avancer concrètement dans la mise en œuvre de la transition. Pour un débat efficace, tous les participants devraient disposer d’un socle d’information commun et être conscients de la rapidité des changements climatiques en cours, donc de l’urgence des actions à mener. Il faudrait être plus transparent sur les conséquences de l’inaction. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. Il faut un effort de pédagogie massif pour faire comprendre qu’il y a urgence à agir. En outre, on ne parle que trop peu des bénéfices que l’on peut attendre de la transition. On n’évoque que des sacrifices : renoncer à la voiture, changer sa chaudière, arrêter de prendre l’avion… Ajoutez à cela la fabrique du doute orchestrée par certains politiques et relayée par des médias et vous comprendrez pourquoi beaucoup de citoyens disent que « la transition c’est important, mais… ». Il y a toujours des raisons de reporter à plus tard.
Y a-t-il d’autres limites aux débats sur la transition ?
En France, les débats sur les projets d’infrastructures, par exemple sur l’énergie éolienne, sont binaires. On est pour ou on est contre. Soit le projet est abandonné, soit il est mis en œuvre avec peu de modifications. Dans beaucoup de pays étrangers, on se demande plutôt comment faire le meilleur projet possible, comment réduire ses effets négatifs. Ne peut-on pas réinventer notre façon de poser le débat public ? Un débat est utile s’il permet de mieux décider, pas si l’objectif est de l’emporter sur l’adversaire.
Regardez le débat sur le nucléaire : il est dominé par la soi-disant opposition entre le nucléaire et l’énergie renouvelable, alors que tous les spécialistes ont dépassé ce clivage depuis des années et affirment qu’il faut s’engager dans les deux voies, dont les pas de temps sont très différents. Mais le nucléaire et le renouvelable sont devenus des totems politiques, ils sont utilisés par les partis comme des étendards. Des lobbies s’en saisissent, ils diffusent leurs discours simplificateurs dans les espaces de discussion et se servent de ceux-ci comme de tribunes.
En France, on adore les confrontations. On s’oppose sur des questions de principe sur une source d’énergie ou une autre (« le nucléaire c’est bien, l’éolien c’est mal » et vice-versa) au lieu de se demander comment faire fonctionner les deux en même temps. Si on formule mal les termes du débat, une grande partie de l’énergie est gaspillée pour discuter de choses qui n’ont pas beaucoup d’intérêt. À ce titre, le débat public et médiatique sur la transition est extrêmement médiocre.
Une difficulté vient des parties prenantes, des corps intermédiaires de la société civile, qui défendent leurs intérêts sans souci de cohérence ni du bien commun. Il est trop facile de discréditer des projets sans proposer d’alternative. Nous devons débattre de notre façon de débattre. Souhaite-t-on entrer dans une culture du compromis ? Si oui, alors susciter des échanges de points de vue ne suffit pas, il faut organiser des processus de travail plus longs. Il existe des dispositifs de participation citoyenne qui fournissent une information loyale et complète, qui abordent les questions pertinentes, qui permettent aux citoyens une bonne compréhension des enjeux. Les participants, qui sont généralement animés par un esprit de responsabilité, en sortent grandis.
Un bon exemple a été donné par la Convention citoyenne pour le climat. Le débat n’a pas porté sur l’opportunité de la transition mais sur la façon de la mener à bien : avec plus de justice sociale, en suscitant l’adhésion, etc. En outre, les citoyens tirés au sort ont bénéficié d’informations pluralistes et de grande qualité. Du coup, leurs recommandations ont été extrêmement intéressantes, détaillées et argumentées. Elles ont débordé la feuille de route initiale en posant par exemple la question du temps de travail, celle de la publicité et de la consommation. Ils ont élargi le sujet, mais sans remettre en cause la nécessité de la transition qui, je le redis, ne doit plus faire débat.
Quels aspects de la transition méritent-ils un débat ?
La transition suppose un nouveau contrat social. C’est de cela dont on devrait débattre. Le contrat social actuel repose sur la promesse des gouvernants d’offrir une croissance infinie aux gouvernés. Ce n’est plus possible aujourd’hui. Un nouveau contrat devrait poser la question des libertés et des opportunités auxquelles nous tenons le plus dans le contexte de la crise climatique[3]. Il faut sortir des discussions projet par projet menées dans une logique de confrontation et traversées par des clivages idéologiques. Il est préférable de s’engager dans une réflexion d’ensemble sur l’évolution de notre société, dans un esprit de co-construction de possibles compromis.
Dans ce débat, la justice sociale est une question centrale. Comment vont être répartis les efforts et les gains de la transition ? Là encore, il faut échanger sans naïveté : l’argument du coût de la transition pour les plus pauvres est instrumentalisé par les milieux conservateurs, il faut donc rester prudent. Mais en posant la question de la justice sociale, on va plus loin qu’en provoquant des débats sur tel ou tel projet ponctuel. Le débat sur les projets restera nécessaire, il peut même être engagé en même temps, mais il faut élargir le cadre des échanges.
C’est évidemment un énorme défi. Les débats politiques actuels escamotent de nombreux sujets qui pourraient être mis sur la table : la proposition de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz de taxer le patrimoine pour financer la transition[4], le rythme nécessaire de développement des énergies renouvelables, les réseaux de chaleur, l’adaptation de l’appareil productif… On ne parle pas plus de ces sujets que l’on ne parle de l’évolution des modes de vie. On nous fait croire qu’on pourrait atteindre les objectifs de réduction des gaz à effet de serre sans quasiment rien changer de notre société. C’est de la tromperie. J’en appelle à mettre les vraies questions en débat et à rechercher des consensus. C’est une double ambition, qui implique des changements radicaux dans notre façon de concevoir la concertation mais, à ce prix, la contribution des citoyens peut accélérer la transition.
Propos recueillis par Pierre-Yves Guihéneuf et Valérie Urman