Entretien avec
Tatsuyoshi Saijo
Economiste, directeur du Future design research center (Kyoto university for advanced science)
L’économiste japonais Tatsuyoshi Saijo a développé le Future Design, une méthode de planification participative intégrant des citoyens imaginaires venus du futur. Municipalités, ministères, universités expérimentent cette approche.
Dans vos démarches, nos lointains descendants sont représentés en chair et en os. Pourquoi cet artifice est-il nécessaire ?
Cette idée d’incarnation a germé lors d’un séminaire que je dirigeais aux États-Unis, en 2012, sur les mécanismes pouvant résoudre le dilemme social intergénérationnel : comment les individus peuvent-ils privilégier des mesures favorisant l’intérêt général à long terme au risque de diminuer leur bénéfice personnel immédiat ? Un chercheur m’a d’abord fait remarquer que les générations futures n’étaient pas représentées dans mon modèle ; et l’on m’a cité l’exemple de peuples natifs, les Iroquois, qui prenaient leurs décisions en pesant les intérêts des sept générations futures[1]. Cela m’a beaucoup inspiré pour tester l’intervention, en contexte délibératif, de personnes imaginaires venues du futur.
J’ai d’abord conçu un jeu[2] : les joueurs incarnent la génération actuelle, ils discutent avant de faire un choix entre deux options A et B. L’option A rapporte plus que l’option B, respectivement 36 dollars et 27 dollars. Si la génération actuelle choisit A, le bénéfice pour la génération suivante sera réduit de 9 dollars, les options A et B ne rapporteront plus que 27 et 18 dollars. Si la génération actuelle choisit l’option B, la génération suivante conserve le même bénéfice. Nous avons multiplié les expériences, pendant plusieurs années : environ 30 % des participants choisissent B ; si l’on intègre au groupe un tiers de participants incarnant les futures générations, alors 60 % d’entre eux choisissent B.
Notre méthode, le Future design, est ainsi fondée sur la notion de « futurabilité » qui est une propriété du comportement humain : je suis plus heureux si je protège le futur. Ce concept, complexe à définir, relève à la fois de l’économie expérimentale, des sciences cognitives et de la psychologie.
Comment les citoyens abordent-ils cette démarche ?
La ville de Yahaba, au nord-est du Japon, a été la première à appliquer la méthode, en 2015, en réunissant un panel d’habitants pour construire une vision stratégique à l’horizon 2060 : quelles politiques privilégier, quelles mesures mettre en place ? Nous avions formé deux groupes, l’un d’habitants actuels, l’autre représentant les habitants du futur. Ces « futuriers »[3] devaient imaginer qu’ils vivaient en 2060 en ayant le même âge qu’aujourd’hui et qu’ils pouvaient débattre avec les gens de 2015 comme s’ils utilisaient une machine à remonter le temps. Ils portaient un habit distinctif[4].
De façon frappante, les participants se révèlent plus créatifs lorsqu’ils imaginent venir du futur que s’ils pensent simplement au futur. On observe aussi un effet d’entrainement : dans un petit groupe, si l’un incarne l’habitant du futur, les autres vont l’imiter. Les gens se disent profondément transformés par ce voyage dans le temps.
Le Future design n’est pas tant une science de la planification ou de la prospective qu’une méthode pour changer notre état d’esprit afin de transformer nos sociétés.
Comment accompagne-t-on les participants ?
Des ressources de facilitation sont nécessaires. Nous aidons les praticiens à s’approprier la méthode[5] avec de la documentation, des webinaires, des retours d’expérience, mais nous ne souhaitons pas être normatifs. Mon conseil est toujours de peser le moins possible sur la pensée des participants. L’animateur les aide à rechercher l’information, à accéder aux archives, mais il ne leur présente pas un socle de savoirs tout préparé. Nous évitons aussi le recours à des experts choisis à l’avance. Les citoyens expriment leurs besoins et l’institution s’organise pour y répondre.
Le processus se déroule en quatre étapes principales : retourner dans le passé pour comprendre la situation aujourd’hui ; venir du futur pour identifier des mesures à prendre ; prioriser les mesures en construisant un consensus ; puis adopter le plan collectif. Les participants vont donc d’abord remonter cinquante ans en arrière, c’est un plongeon dans les archives et les sources d’information. La démarche utilise des séquences de past design et de future design, de cette façon les participants appréhendent mieux leur rôle et leur capacité à influencer les décisions à prendre. La formulation des consignes respecte ces situations imaginaires, le futur des uns est le présent des autres. On s’adresse aux « futuriers » comme s’ils venaient vraiment de 2050 ou 2100.
Bon nombre des participants auront disparu à cet horizon, la pensée de leur mort génère-t-elle des émotions à aborder dans les ateliers ?
C’est très étonnant mais la plupart des gens se sentent immédiatement libérés et créatifs. Dans ce travail collectif, les plus âgés sont largement aussi imaginatifs que les jeunes. En moins d’une demi-heure, les participants s’approprient leur rôle. On part alors des visions du futur exprimées par chacun, même utopiques ou effrayantes, pour, au fil du processus, identifier des mesures à prendre.
Leurs propositions sont-elles plus radicales ?
Plus créatives, je dirais. Les participants partagent une vision à laquelle ils n’avaient pas vraiment réfléchi avant. A Yahaba, les habitants du futur ont imaginé un projet de parc naturel, aujourd’hui réalisé, pour valoriser les sources chaudes. Ils ont marqué leur attachement à l’héritage culturel local en invoquant le romancier Kenji Miyazawa[6], comme si l’idéal écologique et social du célèbre poète s’était répandu sur la ville.
L’expérience est conduite aussi dans les campagnes où les collectivités font face au déclin démographique et ont du mal à entretenir les infrastructures. Des citoyens « futuriers » s’entendent pourtant sur des décisions a priori impopulaires, comme d’augmenter le prix de l’eau pour investir dans les réseaux d’assainissement. Ils ont proposé une hausse de 6 % des taxes locales.
Ne peut-on vous reprocher d’instrumentaliser la participation ?
On pourrait nous dire que le Future design est l’instrument des collectivités pour augmenter le seuil d’acceptabilité des décisions difficiles. Or, dans ce cas précis, c’était bien une proposition des citoyens et non un projet des élus. En tant qu’économiste, mon but est de concevoir un système social qui active la futurabilité. Dans les expériences de Future design, les citoyens se soucient de l’équité générationnelle, tout en poursuivant un objectif immédiat de justice sociale, ils recherchent les deux. C’est la définition même du travail attendu.
Quel écho rencontre cette démarche ?
De nombreuses collectivités locales l’ont expérimenté au Japon. Certaines ont finalement institué un service de planification utilisant le Future design comme matrice participative. Des institutions gouvernementales testent aussi la méthode, comme le ministère japonais des Finances ; ainsi que des universités comme celle de Kyushu et celle d’Osaka, dans laquelle le Future design est enseigné. Nous avons accompagné l’expérience au Pays de Galles, qui a abouti à une loi sur le Bien-être des générations futures instituant la fonction gouvernementale de commissaire aux Générations futures.
Aujourd’hui, nous visons les dirigeants politiques à l’échelle internationale. Ne sont-ils pas censés représenter les citoyens venus du futur ? Cela signifie que cette conception de la planification et de la prospective ne s’applique pas seulement à une ville, à un pays, mais aussi à des instances de gouvernance comme le G7 ou le G20.
Propos recueillis par Valérie Urman