« J'embarque les gens avec moi dans les enquêtes » explique la journaliste Aude Favre (à gauche) qui espère restaurer la confiance des citoyens dans la qualité professionnelle de l'information. (Crédit photo : Babel Doc)

« Chacun doit se fabriquer un bouclier anti-fake news »

Entretien avec

Aude Favre

Journaliste, fondatrice de la rédaction participative Citizen Facts

Ils démontent les pseudo sciences, débusquent la désinformation, plus de 2 000 citoyens de 15 à 80 ans composent la rédaction collaborative de Citizen Facts. Aude Favre en est la seule journaliste professionnelle, elle arpente aussi les écoles pour diffuser une compétence critique.  

L’information est diffusée partout, par tous, est-ce simple d’accéder à des contenus fiables et de qualité ? 

Ce n’est pas facile d’exercer un esprit critique. Les gens vont s’informer sur les réseaux numériques alors que les données fiables y sont moins visibles. Sur TikTok, Instagram, YouTube, apparaissent d’abord les contenus saturés [comportant beaucoup de publications ou massivement relayés], sensationnalistes, souvent faux ou trompeurs. C’est impossible de se construire un espace informationnel sérieux si l’on a aucune clé de compréhension de l’organisation des réseaux, des bulles de filtre, des pratiques d’influence. Chacun doit d’abord se fabriquer un bouclier anti-fake news.  

Cette vulnérabilité n’est pas corrélée à l’âge ni au niveau d’instruction[1]. En école d’ingénieur, je dois dire aux étudiants « Vous ne pouvez pas avaler ce que les algorithmes déversent ; respectez-vous, vous n’êtes pas des poubelles ! » J’explique qu’en ouvrant leur téléphone, ils peuvent s’abonner à tel compte fiable sur les questions scientifiques, tel influenceur qui réalise des enquêtes sur l’intelligence artificielle, un autre qui vulgarise les enjeux écologiques… Ainsi, ils envoient un message aux algorithmes disant qu’ils ne sont pas ouverts au tout-venant. Le contenu de qualité engendre le contenu de qualité. 

Votre rédaction citoyenne, Citizen Facts, réalise des enquêtes collaboratives pour lutter contre une désinformation qui prolifère. Pourquoi cette stratégie ?

J’ai commencé par la vérification de contenus douteux véhiculés sur Internet et sur les plateaux télé : du fact checking pur et dur, toute seule dans mes vidéos sur YouTube[2]. Mais aujourd’hui, ce qui m’effraie le plus, c’est la puissance de mobilisation des conspirationnistes, des désinformateurs, ils peuvent obtenir très rapidement des dizaines de milliers de followers et lever des centaines de milliers d’euros. C’est une toute petite minorité agissante qui produit l’essentiel des fausses informations. Avec Citizen Facts, j’embarque les gens avec moi dans les enquêtes pour démystifier les théories du complot, les pseudo sciences.

La rédaction a réalisé une première série documentaire, cinq volets diffusés sur Arte[3]. J’aimerais que la prochaine saison valorise davantage les citoyens contributeurs. Récemment, Citizen Facts s’est constitué en association et a remporté un appel à projet pour créer une application[4] via laquelle toute personne pourra proposer ou participer à une enquête. La plateforme rétribuera les plus gros contributeurs. Par exemple, lors de l’enquête sur le mouvement anti-IVG, un de nos contributeurs a été moteur en apportant le logiciel qui a permis de remonter tout le financement. On touche aux limites de la gratuité de l’engagement collaboratif. Le pari, pour 2025, est de repenser un modèle économique des médias qui permette d’impliquer les citoyens dans un journalisme de qualité, avec une rétribution à la clé.

Est-ce l’idée que tout le monde est journaliste ?

Pas du tout, d’ailleurs je ne connais personne à Citizen Facts qui ait envie d’être journaliste. Ils sont infirmier, comptable, météorologue, informaticien… En revanche, ils sont très heureux de donner un peu de leur temps pour lutter contre les fake news. Certains sont très bons pour vérifier, trouver des données, enquêter en ligne. On est toujours émerveillé de l’intelligence collective, c’est la force d’une communauté, les gens s’épaulent. L’implication est d’intensité variable ; parfois c’est juste un coup de main, vérifier les propos d’untel dans ses cinquante derniers tweets. 

Au début, en 2020, c’était vertigineux car des gens voulaient déjà créer le Citizen Facts de leur ville, de leur quartier. Ils étaient tous confinés, ils avaient du temps et ils se sentaient submergés par les informations contradictoires sur la pandémie. Le Covid a déchiré des familles, des gens m’ont contactée à ce moment-là en expliquant qu’ils ne savaient plus quoi répondre à leur conjoint qui refusait de vacciner les enfants. 

Combien de personnes contribuent à Citizen Facts ? 

On est plus de 2 000 aujourd’hui, c’est déjà génial parce qu’il n’y a pas tant d’espaces que cela où les citoyens débattent et s’engagent pour l’information. Ils mesurent l’effort d’investigation qu’exige le travail journalistique. C’est leur plus gros sujet de dispute : quelle confiance accorder aux médias ? Les gens qui nous rejoignent rejettent les sujets vite faits, superficiels, approximatifs. La finalité de toute cette aventure est de retisser de la confiance entre les citoyens et les journalistes, car rien ne peut remplacer la qualité professionnelle de l’information. 

À quoi mesurez-vous la réussite de vos actions, leur impact ? 

Nos enquêtes sont suivies d’effets. La compagnie Lufthansa, par exemple, a interrompu un projet délirant de « compensation carbone », terme qui ne devrait même pas exister car il ne sert qu’au greenwashing.

YouTube a supprimé la chaine pseudo médicale d’un conspirationniste notoire (avec 8 millions de followers) incitant les internautes à se démédicaliser. 

Le groupe SOS a rompu un contrat cadre de trois millions d’euros annuels liant ses hôpitaux et la société d’intérim Domino RH, car cette dernière finance le site anti-avortement IVG.net[5], ce que nous avons été les premiers à révéler.

Propos recueillis par Valérie Urman

Ils combattent la désinformation

Captain Fact permet d’installer une extension (gratuite) sur son navigateur : lorsque l’on visionne une vidéo sur YouTube, un marquage et un commentaire apparaissent. L’appli s’appuie sur une communauté citoyenne qui vérifie le continu des vidéos, leur attache une pastille rouge (fake news) ou verte (légitime) et une analyse. 

News Guard est un service de vérification de l’information et de notation des médias, créé par des journalistes. Ce site américain est arrivé en France en 2019. Des rapports sont accessibles gratuitement (vérification des contenus sur les Jeux olympiques, la guerre Israël-Hamas, les élections…). En revanche, l’extension de navigateur donnant accès à l’évaluation de 35 000 sources d’information nécessite un abonnement (4,95 € par mois).  


[1] Beaucoup sont conscients du risque : « Plus de la moitié des personnes interrogées dans le monde (54 %) disent s’inquiéter de leur capacité à distinguer le vrai du faux en ligne quand il s’agit d’actualités » rapporte Chine Labbé, rédactrice en chef pour la France et l’Europe du site News Guard, citant le Digital News Report 2022 du Reuters Institute et de l’université d’Oxford. www.lagrandeconversation.com
[2] La chaine YouTube AudeWTFake, suivie par 80 000 personnes.
[3] La série est disponible en replay sur Arte www.arte.tv
[4] Le projet est piloté par Audre Favre et Sylvain Louvet, journaliste lauréat du prix Albert-Londres ; la plateforme sera développée par la société Prédictalab créée par le "hackeur éthique" Baptiste Robert, lui aussi engagé contre la désinformation.
[5] Ce mouvement anti-avortement a été référencé par des établissements de soins, des municipalités, des services publics, qui croyaient avoir affaire à un service d’information.

Aude Favre

Journaliste, Aude Favre a crée une chaine YouTube de vérification de l'information, AudeWTFake, avant de constituer Citizen Facts, une rédaction citoyenne menant des enquêtes sur les désinformateurs (Arte). Elle mène aussi une activité d'éducation à l'information avec son association FakeOff.