« Transparence et secret sont en tension constante »

Entretien avec

Irène Bouhadana

avocate, enseignante à Paris1 Panthéon-Sorbonne

William Gilles

Avocat, enseignant à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La hantise des atteintes à la vie privée cohabite avec une demande forte de transparence. Un paradoxe français ? En pratique, l'accès aux documents publics et l’ouverture des données se heurtent encore à la culture du secret. Les avocats William Gilles et Irène Bouhadana dressent pour nous l'état du droit. 

Diriez-vous que le droit français garantit suffisamment l’accès à l’information des citoyens ? 

William Gilles. Il faut distinguer le droit et sa mise en œuvre. Au niveau des textes, pas de doute, la France a une très belle législation, beaucoup de pays peuvent nous l’envier. C’est un édifice remarquablement stable puisque, aujourd’hui encore, il se fonde sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[1] dont l’article 15 énonce que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». C’est cet article, presque 250 ans plus tard, qui confère une valeur constitutionnelle à l’actuel droit d’accès aux informations publiques.

Irène Bouhadana. La mise en œuvre de ce droit a toutefois réclamé beaucoup de temps et d’efforts… Il a fallu attendre deux siècles et les lois de 1978 pour que ce principe de transparence trouve une certaine effectivité. 1978 est bien le pendant de 1789 car on reconnaît alors, pour la première fois, un droit d’accès général aux documents administratifs, avec deux instances indépendantes veillant à sa bonne application : la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), et la commission nationale informatique et libertés (Cnil). Le grand saut vers 1978 avait été préparé par d’autres étapes, en particulier les lois sur la liberté de la presse. C’est aussi le fruit de ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale lorsque le fichage organisé conduisit à des déportations massives. La défiance vise davantage aujourd’hui les acteurs commerciaux et les géants du numérique, mais, en 1978, les lois visaient encore à réconcilier les Français avec leur administration.

William Gilles. Vu de l’étranger, il existe en France, pour des raisons historiques, une crainte vis-à-vis de la constitution des fichiers. Sa législation reflète un difficile équilibre entre des droits potentiellement concurrents : l’accès à l’information des citoyens entre en conflit avec la protection de la vie privée. En Suède, c’est l’inverse, la liberté de la presse a, historiquement, servi de justification à l’ouverture maximum des informations publiques. Par des chemins différents, la France, la Suède, les Etats-Unis, ont été des pays précurseurs. Cela n’empêche pas de poser de nombreuses limites à l’ouverture, à commencer par le secret des affaires, le secret des délibérations, le secret Défense…

Dans quelle mesure la tension entre toutes ces règles juridiques affecte-t-elle l’accès à l’information ? 

William Gilles. Je vois deux inconvénients principaux. Le premier est l’arbitrage entre le droit d’accès et le secret. Le secret des affaires est de plus en plus souvent invoqué pour restreindre la communication des documents administratifs, c’est devenu un motif de portée équivalente au droit à la vie privée. Ma position est qu’il faut ouvrir l’accès à l’information au maximum, tant que cela ne remet pas en cause les droits d’autrui. Il s’agit de ne pas défendre excessivement les droits d’autrui.

Le deuxième problème tient à la place de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), qui ne bénéficie pas d’autant de moyens que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), et qu’il faut décongestionner. La Cada est un passage obligé avant d’aller devant le juge administratif, toutefois son avis est consultatif. Si l’administration ne veut pas le suivre, le citoyen n’a plus que le recours au juge, à ses frais. Face à des administrations rétives, l’accès aux documents reste un parcours du combattant. Dans notre livre[2], nous préconisons de recourir à la médiation en en faisant supporter le coût par les administrations. Et nous proposons de faire évoluer le système Cada-Cnil vers une Cour du numérique, sur le modèle de la Cour des comptes. 

Irène Bouhadana. Pendant la crise du covid-19, les citoyens ont pu s’interroger sur les informations apportées par les conseils de défense sanitaire, par exemple le nombre de victimes, car les données n’ont été ouvertes que tardivement. A ce moment-là, la France entière a compris ce qu’était l’open data. D’une façon générale, l’enjeu n’est pas d’accéder à toujours plus d’informations mais à une information exploitable et intelligible. 

A l’échelle locale, l’ouverture de l’information publique est-elle devenue une réalité ?  

William Gilles. En fonction de leurs moyens, les collectivités préfèrent mettre en place le Règlement général des données à caractère personnel [RGPD, réglementation européenne du 27 avril 2016 visant à protéger les données personnelles], un dispositif obligatoire exposant à des sanctions fortes, plutôt que de mettre en œuvre l’ouverture et la diffusion des données – assortie de faibles sanctions. Le rouleau compresseur du RGPD concurrence le droit d’accès à l’information. 

Les collectivités qui ouvrent le plus leurs données sont celles qui co construisent leur stratégie de façon participative. Cela leur permet de savoir quelles informations intéressent les citoyens, et de travailler d’abord à l’ouverture de ces informations-là. C’est une bonne façon d’arbitrer entre les moyens humains, financiers, et la demande d’information. La métropole de Rennes a co construit Rudi, son portail de données territoriales, avec des collectifs citoyens, des associations, des entreprises, des partenaires universitaires. Ce projet a pu obtenir des financements importants, notamment européens.

Est-ce à la portée des petites collectivités ?

William Gilles. Les problèmes de financement justifient, à mes yeux, le partenariat avec les acteurs économiques. On peut leur démontrer que l’altruisme des données, en matière de santé, d’environnement, permet d’accéder à une masse d’informations d’intérêt général. Cela correspond aux besoins d’un territoire et aux besoins des entreprises, par exemple pour développer leurs intelligences artificielles. En passant par l’intérêt économique, on atteint l’objectif de transparence politique. 

De même, des collectivités ouvrent toutes les données de leurs marchés publics, cela permet à des petites entreprises, ainsi mieux renseignées, de répondre aux appels d’offres. Dans les pays où se développe l’open contracting, le coût des marchés publics est réduit, la corruption recule, les citoyens eux-mêmes accèdent à l’information pour contrôler l’action publique. 

Irène Bouhadana. La culture du secret perdure dans l’administration. Le devoir de réserve des fonctionnaires, bien enraciné, n’aide pas non plus. Ouvrir l’accès à l’information pose un problème de moyens mais aussi de changement de posture. La transparence et le secret sont en tension constante. Les agents ne sachant pas toujours ce qui peut et doit être ouvert, dans le doute, s’abstiennent.

William Gilles. L’organisation des collectivités est d’ailleurs symptomatique. Le délégué à la protection des données personnelles est placé tout en haut, alors qu’il est là pour accompagner, pas pour décider. Ce délégué devrait se trouver au même niveau de responsabilité et de visibilité que la personne responsable de l’accès aux documents publics (Prada), ces deux fonctions pouvant alors être supervisées par un administrateur des données, chargé de réaliser les arbitrages en matière de données. J’ai fait travailler mes étudiants de master sur ces « Prada » dont ils découvraient d’ailleurs l’existence : les collectivités interrogées, elles non plus, n’avaient parfois aucune idée de qui il s’agissait… La méconnaissance, l’a-culturation, sont des freins à toutes les échelles, dans les ministères comme dans les villages. a

Mais des ressources et des accompagnements existent[3], y compris pour des petites collectivités. Beaucoup d’outils, sous-utilisés, sont à disposition pour ouvrir l’information aux citoyens. Il appartient à toutes les administrations publiques de s’en emparer pour permettre une pleine effectivité du droit d’accès aux informations publiques en France. 

Propos recueillis par Valérie Urman

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