Entretien avec
Frank Escoubès
Co-fondateur et dirigeant du cabinet de technologie et de conseil Bluenove
A défaut de démocratisation, les grandes entreprises expérimentent des formats d'expression directe, y compris sur des sujets stratégiques. La participation, simple outil managérial ? C'est un début, estime le consultant Frank Escoubes, qui préfère parler d'aide à la décision.
Dans les grandes entreprises, quel sens prend la démocratie au travail ?
L’entreprise est aux antipodes du principe démocratique « un homme, une voix ». Elle n’organise pas l’élection de ses dirigeants, ni la possibilité pour chaque salarié de s’exprimer sur tous les sujets. C’est le lieu de la méritocratie, de la reconnaissance des performances, de la prise en compte de l’ancienneté, qui fabriquent mécaniquement de la hiérarchie. Dans cet univers, le parallèle avec la démocratie participative est contre-productif, la notion de démocratie d’entreprise est un terme repoussoir. Il faut sortir de l’obsession de la codécision, et plutôt parler d’aide à la décision.
Dans un cadre ainsi délimité, à quoi et à qui sert la participation ?
On souffre beaucoup d’évaluer la qualité des dispositifs à l’aune de la décision. La participation commence déjà par la capacité à s’exprimer, proposer, être entendu, sans nécessairement arbitrer. Bien sûr, ce serait très intéressant de prototyper des mécanismes d’arbitrage collectif dans l’entreprise mais, concrètement, en 2024, cela n’existe pas ailleurs que dans des organisations de taille réduite ou dans des coopératives, des SCOP et SCIC, qui expérimentent d’autres modèles de gouvernance.
La démocratie en entreprise commence par l’expression d’un état des lieux : ce qui va ou ne va pas, des points de crispation, des choses à améliorer. Cela permet d’aller plus loin que les habituels baromètres sociaux, qui posent des questions cruciales sur les conditions de travail, mais qui sont sont décorrélés des questions de business, de métiers, de stratégie.
Ces enquêtes annuelles ont quasiment remplacé la médiation syndicale. Mais ce n’est pas suffisant. Les collaborateurs ont des points de vue pertinents, pas seulement sur leur travail, aussi sur les activités de l’entreprise, les offres, la relation clients, les nouvelles technologies, les responsabilités environnementales et sociales, tout ce qui fait la vie de l’entreprise au travers de ses opérations et de son modèle économique. Il faut favoriser l’expression directe des collaborateurs, non pas avec des petits questionnaires minute qui infantilisent, mais en déployant des consultations plus ambitieuses. Ne méprisons pas cette démocratie des points de vue, c’est le premier niveau de prise en compte de l’expression des collaborateurs, des partenaires, des sous-traitants et des clients.
Les grandes entreprises vont-elles au-delà des habituels ateliers de brainstorming ou de cocréation ?
Ces ateliers classiques concernent en réalité un nombre réduit de collaborateurs, quelques happy few réunis en petits groupes de travail. Aujourd’hui n’importe quel patron sait qu’il n’est plus possible de gérer une entreprise en considérant que les salariés n’auraient pas de place dans la fabrique des décisions qui les concernent. Il y a donc un enjeu clé de pratiques culturelles neuves et d’outillages adaptés qui secouent tout l’univers de l’aide à la décision. Il faut réussir ce challenge managérial, car la demande sociale est de plus en plus forte.
On ne peut pas, d’un côté demander à des citoyens de peser sur les politiques publiques des cinquante prochaines années, en organisant une convention citoyenne sur le climat, et d’un autre côté considérer que les salariés dans l’entreprise, pourtant mille fois plus experts dans leur propre secteur d’activité que des citoyens tirés au sort, n’auraient pas le droit ou l’envie de s’exprimer.
Dès lors qu’elle ne concerne pas la codétermination de questions stratégiques, ni la gouvernance, ni le partage des responsabilités, la participation n’est-elle qu’un outil managérial sophistiqué ?
Sans doute, mais cela commence là, en ayant a minima voix au chapitre sur les diagnostics, les marges de progrès, les évolutions opérationnelles. Il y a déjà une gradation entre le fait d’être consultés – c’est le niveau 1 de la participation – et le fait de débattre, c’est le niveau 2. Ce n’est pas habituel pour un dirigeant de mettre en avant des controverses, a fortiori des oppositions. Les anglo-saxons parlent de licence to operate, de permis d’agir. Dans une entreprise mature, on peut être ouvert aux oppositions, à condition de savoir expliquer les arbitrages. C’est un fonctionnement encore rare, qui sera amené à se développer avec les nouvelles générations moins disposées à accepter une décision imposée sans la comprendre.
Comment imaginez-vous l’évolution de la participation dans l’entreprise ?
L’écoute des managers va aller grandissant, nécessité faisant loi. Quand on est gilet jaune un samedi sur un rond-point, on n’aspire pas, le lundi matin, à vivre dans l’entreprise une expérience à 180° de ce qui se passe à l’extérieur. Ce type de dissonance n’est pas nouveau : la participation va suivre le même mouvement que celui qui a conduit à créer des réseaux sociaux internes dans l’entreprise, pour y importer la facilité du lien et de l’information, que les gens expérimentaient déjà à l’extérieur. Les pressions exercées par les collaborateurs sur les outils et les technologies s’exercent maintenant sur les postures managériales et sur le modèle de fonctionnement au sein de l’entreprise.
Selon votre expérience, des dispositifs de participation changent-ils le modèle managérial de grandes entreprises ?
Nous avons accompagné EDF dans le contexte de l’opération Parlons énergie, qui a conduit plusieurs dizaines de milliers de collaborateurs à s’exprimer sur la stratégie du groupe. Des volontaires, baptisés dialogueurs, ont animé des micro-ateliers collaboratifs, partout sur le territoire, pendant des mois, selon une ingénierie proche du community organizing[1] politique anglo-saxon. Les données massives ainsi collectées ont fait ressortir des propositions, des risques, des renoncements. Les arbitrages ont été pris en open comex : le comité exécutif a été filmé pour partager, en direct, ses décisions et ses engagements de suivi. Tout salarié pouvait se connecter à l’évènement.
Le groupe français Vyv, acteur mutualiste de la santé et de la protection sociale, a expérimenté une convention des salariés et des sociétaires, sur le thème Santé et environnement, inspirée du modèle de la convention citoyenne sur le climat : 80 collaborateurs tirés au sort, représentant la diversité des âges, des territoires, des métiers et des filiales, ont auditionné des experts internes et externes, et ont construit 24 projets soumis à la gouvernance de Vyv. Deux conventionnaires ont ensuite été élus par leurs pairs pour assurer un droit de suite, au côté de représentants de la direction générale. La plupart de ces projets ont une portée stratégique. Une proposition, par exemple, consiste à innover sur les caractéristiques de construction du logement santé ; une autre vise à lutter contre l’éco-anxiété des jeunes.
Voilà l’expression de nouvelles manières de produire du commun, par le recours à l’intelligence collective dans un monde, l’entreprise, qui se révèle de moins en moins conformiste et de plus en plus politique.
Propos recueillis par Valérie Urman