Le jeu MineSet est le support d'une concertation organisée par FSC International autour d’une concession forestière au Gabon. Crédit Photo: Claude Garcia 2022.

Jouer pour mieux se concerter

Entretien avec

Claude Garcia

Chercheur et enseignant, spécialiste des jeux de stratégie.

Les jeux de stratégie peuvent débloquer des situations de négociation complexes et limiter les risques de décisions collectives précipitées. Mais des conditions sont nécessaires pour qu'ils jouent pleinement leur rôle d'outils de concertation.

En quelques mots, que sont les jeux de stratégie ?

Les jeux de stratégie, nous avons tous une idée de ce que c’est, les échecs en sont un exemple par excellence. Certains jeux, conçus pour représenter un territoire, deviennent des espaces de créativité au cours desquels des acteurs recherchent ensemble d’autres façons d’en gérer les ressources. Ces jeux se placent dans une perspective de gestion des communs, ils ont été imaginés pour contribuer à la gestion collective de l’eau, des forêts ou de bancs de poissons. Dans ces situations de partage d’une ressource ou d’un espace, les acteurs ont des objectifs différents, parfois antagonistes. L’atteinte des objectifs de certains dépend des stratégies des autres. L’agrégation des décisions a un impact concret sur les ressources qui peuvent être, selon les cas, dégradées, conservées ou améliorées. On a compris depuis quelques années que ces jeux, longtemps réservés à l’échelle locale, peuvent être utilisés à d’autres échelles et s’appliquer à divers domaines tels que la santé, les entreprises ou les services.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Je vais vous parler de la situation qui m’a convaincu de la pertinence de ces jeux et qui a provoqué un basculement dans ma carrière de chercheur. En Afrique Centrale, depuis 2016, les acteurs de la filière bois cherchent des solutions pour gérer les grandes forêts intactes, ces espaces d’au moins 50 000 hectares sans routes ni trouées dues à l’activité humaine. Leurs discussions se mènent dans le cadre de la gestion certifiée par le label FSC[1] . Il y a là des exploitants forestiers dont les entreprises vivent de l’extraction du bois et de son importation et qui souhaitent obtenir le label qui leur ouvrira notamment le marché européen ; des ONG de conservation qui cherchent à préserver la forêt et la biodiversité ; les communautés locales qui veulent à la fois conserver leur patrimoine naturel et en tirer des revenus et enfin les services du gouvernement qui ont également des objectifs multiples. Pendant des années, ces acteurs s’étaient concertés sans parvenir à un accord.

Notre équipe de recherche leur a proposé alors un outil de négociation original. Un jeu de stratégie – MineSet – dont le plateau de jeu représente un territoire typique de l’Afrique centrale. Les douze négociateurs mandatés pour définir les règles de gestion des forêts intactes, représentant les intérêts des différents acteurs, ont été invités à endosser le rôle d’entreprises forestières dans ce territoire fictif. Ils ont joué pendant une période qui simulait 50 ans d’activité, puis ils ont analysé les impacts de leur gestion sur les forêts avec l’aide des chercheurs. En fonction des choix opérés par chacun, d’évènements extérieurs et des règles de fonctionnement des écosystèmes, le jeu montre l’évolution de la forêt, les mouvements de population, le développement des villes et de l’agriculture, le recul des espèces les plus chassées, etc. Tout cela amène les joueurs à réajuster sans cesse leurs stratégies. Cette session de jeu, à laquelle les participants se sont prêtés de bonne grâce mais sans vraiment y croire, a duré une journée.

Plateau du jeu MineSet
Le plateau du jeu MineSet

Le lendemain, les chercheurs et les acteurs ont fait l’analyse de ce qui s’était passé dans le jeu et identifié les correspondances avec la réalité. C’est au cours de cette journée décisive que les stratégies de chacun, les leviers d’action et les points de blocage sont apparus clairement. C’est là que certains s’exclamèrent en parlant du jeu : « C’est bien comme ça que ça se passe dans la réalité ». C’est là qu’ils ont pris conscience du fait que, même experts, ils n’avaient pas une vue globale du système et que d’autres perspectives leur manquaient. C’est là enfin que, voyant le système d’un autre point de vue, le pourquoi de la séance de jeu est apparue. Le troisième jour, les participants engagent un travail de concertation plus classique et finissent par déboucher sur un accord jugé satisfaisant pour tous. Et ceci, alors qu’ils butaient sur les discussions depuis deux ans.

À la base de ces jeux, il y a une modélisation de la réalité.

En effet, ces jeux sont des modèles. Plus précisément, ils décrivent la réalité telle qu’elle est perçue par les experts, les chercheurs, les habitants qui connaissent le terrain. Les pions du jeu représentent les ressources, le plateau représente le territoire et les joueurs sont les acteurs eux-mêmes. Les règles du jeu, enfin, traduisent les lois de la nature et la réglementation. En jouant, on peut découvrir comment le territoire change sous l’effet des interventions humaines.

Ces jeux sont construits avec les acteurs du terrain, associant ainsi données scientifiques et savoirs locaux. Ce ne sont pas des outils prédictifs, contrairement à ce que l’on attend souvent d’un travail de recherche. Ils ne servent pas à dire ce qui va arriver mais à montrer ce qui peut arriver et comment. Ils permettent de tester des propositions qui peuvent ensuite être mises en pratique. On peut, par exemple, modifier les règles (élaborer des projets de lois, par exemple) et voir comment les acteurs peuvent s’y adapter ou au contraire les contourner. Cela dit, il est utile de garder une certaine distance entre jeu et réalité. D’abord, parce que tout modèle est nécessairement incomplet. Mais aussi car il est plus utile de représenter « un » territoire plutôt que « le » territoire, ne serait-ce que pour permettre aux participants de prendre de la distance. C’est le cas en particulier quand les conflits locaux sont trop vifs. L’allégorie doit rester réaliste aux yeux des participants, ce qui leur donne une grande liberté d’action et leur permet de parler de problèmes parfois difficiles.

Est-ce que cela conduit à de meilleures décisions ?

Cela conduit déjà à mieux anticiper les effets des décisions qui seront prises. Dans une concertation, on peut rencontrer trois grands écueils. Le premier est qu’il n’y ait aucun accord et, dans ce cas, cela peut déboucher sur un conflit. Deuxième écueil : on se met d’accord sur de nouvelles règles dont certains n’ont pas bien anticipé les effets. Ils s’aperçoivent tardivement que l’accord n’est pas satisfaisant pour eux, ce qui les conduit à tenter de le renégocier ou ce qui détériore les relations avec eux. Pensez à ces électeurs anglais qui ont regretté leur décision pour le Brexit par exemple. Enfin, troisième écueil, le plus sournois : les participants peuvent – par manque d’intérêt ou par souci d’efficacité – se rendre aveugles à ce qui ne les concerne pas directement. C’est là que l’on verra apparaitre des dégâts environnementaux ou sociaux. Ce sont des effets boomerang, difficiles à anticiper parce que le monde est complexe et incertain. Je pense que les jeux de stratégie permettent d’éviter ces trois écueils. Ils permettent d’anticiper ce qui peut se passer si l’on adopte telle ou telle règle, et dans ce cas, comment pourraient réagir certains acteurs. C’est pour cette raison que le jeu doit intégrer ce que tous les acteurs considèrent comme important, et non pas seulement le point de vue du commanditaire. La conception du jeu est un exercice d’inclusion et de reconnaissance de la diversité.

À quelles conditions peut-on utiliser un jeu de stratégie ?

Il faut bien sûr que la question d’y prête. Dès lors que le succès de vos choix dépend en partie des choix des autres – autrement dit quand vous êtes dans une interaction stratégique – les jeux peuvent être précieux. Il faut ensuite réunir cinq conditions. D’abord, comme nous l’avons dit, le jeu doit représenter les contraintes et les opportunités qu’offre le territoire. Il doit être suffisamment proche de la réalité et des contraintes vécues pour que les joueurs s’y retrouvent. Il faut ensuite une équipe de facilitateurs qui soit reconnue par les joueurs comme neutre. Ces facilitateurs doivent bien sûr faire preuve d’éthique professionnelle car, comme tout processus de travail qui vise à transformer les représentations mentales des participants, il y a un risque de manipulation. Notre expérience montre que des stratégies machiavéliques de joueurs (visant par exemple à se présenter comme vertueux) sont toujours possibles mais qu’elles sont rapidement éventées et ne résistent pas à la dynamique collective. En revanche, l’animation doit être bien cadrée et absolument impartiale.

Il y a ensuite d’autres conditions qui, elles, dépendent des participants et des commanditaires. Ces derniers, qui appellent les autres à participer, doivent disposer d’une forte capacité de mobilisation. Ils doivent également avoir le courage d’accepter que la solution qui pourra émerger n’est pas écrite à l’avance. Ensuite, les joueurs doivent avoir un pouvoir de décision ou disposer d’un mandat de négociation suffisamment clair pour que, une fois le jeu terminé et un accord trouvé, celui-ci puisse être mis en œuvre. Je dis souvent que des stagiaires qui jouent ne vont pas transformer la stratégie de leur boîte. Il doit donc y avoir un accord de confiance entre les représentants et les représentés. Inutile de préciser que ces conditions, qui ne sont pas spécifiques aux jeux de stratégie mais propres à beaucoup de processus de concertation, ne sont pas toujours faciles à réunir. Cela dit, un atout de la méthode est que n’importe qui, en rejouant, doit pouvoir retrouver les stratégies gagnantes et faire comprendre le bien-fondé de la politique qui en émerge.

Enfin, il faut du temps. Pour construire un prototype de jeu avec les acteurs du territoire, cinq jours peuvent suffire si les conditions sont bonnes. Une session de jeu dure plusieurs heures, parfois une ou plusieurs journées. Il est parfois nécessaire de rejouer. L’ensemble du processus peut s’étaler fréquemment sur plusieurs mois. Ce n’est pas du temps perdu, c’est un investissement pour une meilleure qualité de la concertation et une meilleure qualité des décisions.

Y a-t-il des risques ou des limites à cet outil ?

Oui, bien sûr. L’un des dangers, c’est que le jeu représente la vision des acteurs dominants ou lui donne une place excessive, notamment s’ils sont commanditaires. On peut aussi oublier certains acteurs. Tout ce qui n’est pas représenté dans le jeu risque d’être absent des débats. Nous avons des garde-fous méthodologiques pour cela, qui passent par une observation rigoureuse de la situation locale, validée par les acteurs eux-mêmes, et une transparence sur ceux qui participent à la conception.

Un autre danger, c’est que les participants oublient que le modèle, même s’il semble réaliste, n’est rien de plus qu’une représentation simplifiée de la réalité. Il faut expliquer, accompagner et prévoir un suivi, faire en sorte que les accords éventuels soient soumis à évaluation et à révision.

Enfin, il ne faut pas penser qu’une prise de conscience des acteurs locaux suffise à modifier leurs comportements. On oublie trop souvent que chacun agit en fonction de ses capacités mais aussi de ses connaissances et de ses droits. L’action stratégique efficace est à la croisée de ces trois cercles. Autrement dit, tout n’est pas à la portée des acteurs locaux, il est parfois nécessaire d’interroger le cadre légal. Le processus décisionnel est complexe, multi-échelles et des fenêtres d’opportunité peuvent se fermer aussi soudainement qu’elles apparaissent.

N’est-il pas difficile pour les participants de transmettre ce qu’ils ont vécu dans le jeu ?

C’est comme un film. C’est une chose de voir une scène au cinéma, c’en est une autre de l’entendre raconter par celui ou celle qui l’a vue. Alors non, ce n’est pas facile en effet. Participer à un atelier peut modifier profondément la vision des participants, ils nous le disent eux-mêmes. Outre le fait que l’on se retrouve à manipuler beaucoup d’informations et que l’on se glisse dans la peau des autres le temps du jeu, ces ateliers constituent une expérience concrète que les participants vivent intensément. Dans de telles situations, l’information prend tout son sens, la réalité du territoire devient plus compréhensible, la parole se libère et des processus de cause à effet, qui étaient mal perçus auparavant, s’éclairent. Eh oui, la transmission d’une expérience est délicate, il faut la vivre pour la comprendre. Certains participants nous ont demandé à élargir le cercle des joueurs. « Les ministres devraient jouer » nous a-t-on dit. Nous avons expérimenté des processus multi-échelle en Indonésie, au Cameroun et à São Tomé-et-Principe. Nous avons conçu des jeux au niveau local puis, après les avoir validés avec les habitants, nous les avons portés jusqu’aux ministères et aux élus. Cela a permis de faire en sorte que les habitants, les élus et l’administration parlent enfin de la même chose et construisent un socle commun pour la décision. C’est quand le dialogue traverse ainsi les échelles et relie des acteurs à différents niveaux de décision que l’on peut commencer à parler d’un processus démocratique. C’est plus clair, plus transparent et plus loin des dogmatismes.

Propos recueillis par Pierre-Yves Guihéneuf

Clés

Les jeux de stratégie. Ils font partie de la grande famille des « jeux sérieux », développés dès la fin du 18e siècle par les armées de nombreux pays, puis par des entreprises et enfin par d’autres organismes, pour simuler des situations réelles, permettre des apprentissages ou explorer des scénarios, tout en associant une dimension ludique.

La modélisation d’accompagnement. Elle vise à construire des modèles, c’est-à-dire des représentations simplifiées de la réalité, à partir des données et des savoirs scientifiques et issus de la pratique. Chaque modèle est spécifique à une situation donnée mais un même modèle peut être adapté et servir dans plusieurs situations proches. Ces modèles servent de base à des jeux de rôles dont le but est d’accompagner des acteurs locaux dans la recherche de solutions à des problèmes concrets, notamment de partage de l’espace ou de ressources. Le fait de donner, après quelques années, un aperçu du résultat possible des actions engagées invite les joueurs à réviser et à harmoniser leurs stratégies.

Réseau. En France, le réseau Commod (Companion modelling) rassemble des chercheurs et des praticiens engagés dans ces processus de coordination entre acteurs et de décision collective. Leurs expériences montrent la diversité des situations abordées : dialogue entre agriculteurs et apiculteurs en France, gestion des ressources en eau dans la région de São Paulo au Brésil, gestion communautaire des forêts en Thaïlande, prospective territoriale à la Réunion, réduction du risque incendie dans le sud de la France, problèmes de stationnement dans les gorges du Verdon, transition énergétique dans le Trièves, enjeux de santé en Asie du Sud-Est, etc.

Combien de temps ça prend ? Le temps du jeu lui-même est rarement inférieur à deux heures et il peut s’étaler sur plusieurs jours. Mener un processus de dialogue complet peut prendre de trois mois à deux ans dans les cas les plus longs. La préparation, qui consiste à développer un jeu adapté à une problématique spécifique, prend entre trois semaines et six mois. Parfois, des jeux existants peuvent être utilisés dans de nouveaux contextes, ce qui réduit le temps de préparation : certains jeux sont encore joués dix ans après leur conception.

Combien ça coûte ? Il faut compter entre 20 000 et 200 000 euros pour concevoir un nouveau jeu et le faire jouer sur un territoire. S’il est possible de mobiliser un jeu déjà existant et de le confier à des facilitateurs expérimentés, le coût peut aller de 1 000 à 20 000 euros en fonction du contexte. Des bureaux d’études sont spécialisés dans ces approches.

image_pdf