Le chant du cygne démocratique

par

Antoine Ancelet-Schwartz

Doctorant en science politique

Parfois, nos soucis professionnels nous empêchent de dormir. Parmi les remèdes, on connaît celui consistant à regarder un documentaire animalier, cet objet contemplatif, lent et peu bavard, programmé fort opportunément à la télé au cœur de la nuit. Mais, même là, on peut se faire rattraper.

La faute aux éthologues, ces biologistes qui étudient les comportements des animaux. Et les comportements animaux, ce sont des ressources infinies de comparaisons, de métaphores, de fables… « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », écrivait La Fontaine. Jusqu’ici, tout va bien, chacun reste à sa place, on bestialise des humains, on humanise des bêtes, mais quand même, c’est nous, les êtres conscients, cultivés et politiques, non ?

Non, pas les seuls, a répondu Franz De Waal il y a une vingtaine d’années, avec sa Politique du chimpanzé. Et loin de là, ajoutent désormais de nombreux scientifiques. Voilà maintenant qu’en éthologie, la démocratie se réfère à des espèces animales au sein desquelles chaque individu participe à la prise de décision.

Revenons maintenant à mon insomnie. Me voilà, cette nuit de décembre, face à Démocraties animales, documentaire écrit et réalisé par Emma Baus en 2021. Qu’y apprend-on ? Que quand un bison veut aller dans une direction, il se place de façon à indiquer celle-ci. Ceux qui veulent le suivre s’alignent alors derrière lui. Si un autre individu a un avis divergent, il fait de même. Le départ a alors lieu derrière celui qui a réussi à rallier le plus grand nombre. Chez les lycaons, si un individu veut partir dénicher des proies, il prend une position de chasse et les autres membres manifestent leur accord par des éternuements. Et ça marche, leurs ratios efforts/résultats sont bien meilleurs que chez le lion ! Les abeilles observent, elles, un étrange spectacle dans la ruche, transformée en assemblée citoyenne : les éclaireuses-expertes, parties repérer une nouvelle adresse, font une danse à leur retour, s’agitent et frétillent en dessinant un 8, chacune pour convaincre l’essaim de les suivre, un peu comme un candidat en campagne. Et dès que la majorité de l’essaim en entoure une, hop, tout le monde déménage d’un coup.

Bon, tant pis pour le sommeil, me voilà maintenant parfaitement réveillé, moi pour qui la démocratie c’est mettre un bulletin dans l’urne, c’est une Constitution, ce sont des droits politiques exprimés en langage humain. Et puis, en première année de sciences po, on m’a fièrement asséné que l’humain est un animal politique. Je lance tout de même mes recherches sur Internet et je n’ai pas besoin de chercher longtemps pour tomber sur une étude parue le 23 octobre 2024 dans la revue Proceedings of the Royal Society montrant que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les gorilles à dos argenté n’obéissent pas au plus fort du groupe mais prennent des décisions collectives. Ainsi, lorsque les gorilles se reposent, celui qui veut aller boire émet un grognement. Les individus qui souhaitent le suivre grognent à leur tour. Après un décompte sonore approximatif, si une majorité de gorilles a grogné, alors le groupe se prépare pour le départ.

Quelques clics plus loin, je découvre que les cerfs vont se déplacer lorsque environ 60 % des adultes se mettent debout. Chez les babouins, n’importe quel individu peut lancer un déplacement, du moment qu’il parvient à rallier une majorité à sa cause. Quand la nourriture commence à manquer au goût de l’un des cygnes chanteurs, il s’approche d’un groupe, balance la tête et agite les ailes pour montrer son envie de s’envoler vers une zone plus riche en nourriture. Au fur et à mesure, ils sont de plus en plus nombreux à se rassembler autour de lui et à s’agiter. D’autres désapprouvent l’idée de quitter l’étang, en fonction de leurs besoins, de leur faim, de leur vécu, de leur maladie ? Tout à coup, on semble avoir atteint une espèce de majorité, même si parfois elle n’est atteinte qu’à 40 %. Cela suffit pour faire décoller tout le groupe. Le chant du cygne démocratique, ce n’est pas du tout ce que vous croyez !

Alors que des historiens découvrent des formes d’organisations démocratiques bien avant Athènes, par exemple à Sumer, en Mésopotamie, peut-être que ces décentrements de nos représentations sont une clé pour mieux comprendre ce qui ne va pas dans nos démocraties contemporaines.

Je retourne me coucher, apaisé.