Une centrale éolienne dans l'Aude (Crédit: La Dépêche.fr)

La participation pèse peu sur la transition énergétique

Entretien avec

Stéphanie Dechézelles

Sociologue, enseignante-chercheuse à l'université de Pau et des Pays de l'Adour

La sociologue Stéphanie Dechézelles publie une enquête de terrain sur la conflictualité des projets d’éolien terrestre, elle décrit les ressorts des mobilisations et observe le faible poids de la participation citoyenne sur les choix d’aménagement. 

Les conditions de la participation citoyenne dans les projets de transition climatique et énergétique vous paraissent-elles plutôt meilleures ou plutôt dégradées ces dernières années ? 

Tout dépend de quelles conditions on parle. D’un côté, les canaux et le flux d’information ont fortement augmenté, en quantité et malgré tout en qualité, ce qui donne aux citoyens l’accès à une plus grande diversité d’espaces d’information et d’échange, de forums, d’arènes publiques. D’un autre côté, les dispositifs de consultation promus par les pouvoirs publics se démultiplient et peuvent aller jusqu’à la délibération et la production d’un avis collectif, mais sans améliorer la prise en compte des propositions émanant des citoyens qui y participent. Ce faible impact sur la décision est une source de frustration. 

Par ailleurs, on observe une criminalisation croissante des mouvements citoyens protestataires en lien avec l’environnement : cette tendance se mesure entre autres à l’aune des dispositifs policiers qui encadrent les manifestations contestataires et aux nombre et profils des protestataires placés en garde-à-vue et traduits devant les tribunaux. 

Enfin, plusieurs réformes du droit ont altéré la démocratie environnementale ces dernières années. J’en observe les effets dans les projets de centrales éoliennes terrestres, les équipements de grande taille étant des installations classées pour l’environnement qui nécessitent une enquête publique. Généralement, les enquêtes publiques ne sont pas investies par les citoyens ; c’est tout l’inverse dans le cas de l’éolien où elles mobilisent massivement collectifs locaux et associations. Or, on a vu se réduire à la fois le délai légal entre le dépôt du projet et l’ouverture de l’enquête publique, ainsi que le temps réglementaire de participation à l’enquête publique. Si ces moyens sont pris pour faciliter le déploiement des énergies renouvelables, ils ont également pour effet de réduire les espaces de parole critique. Tout ceci s’ajoute à la suppression du premier niveau de justice administrative : on pouvait pendant longtemps contester un projet devant le tribunal administratif proche de chez soi, désormais il faut se rendre devant la Cour d’appel, ce qui fait obstacle à la contestation puisque la justice en appel nécessite la présence d’un avocat alors que le premier niveau de justice était le seul accessible sans avocat, donc gratuit. Derrière les mots d’ordre d’efficacité de l’action publique et d’allègement de la bureaucratie, se trouve réduite la possibilité pour les citoyens d’exercer leur droit de regard et d’évaluation des projets : c’est la parole de ceux qui disent « non » qui s’en trouve sinon muselée, du moins limitée. 

Vous avez réalisé une enquête de terrain [1], dans l’Aude et l’Ariège, sur les mobilisations contre l’éolien que vous qualifiez de « batailles rangées ». La conflictualité s’explique-t-elle par le défaut de concertation sur les questions de transition ?

Déjà, le terme de transition n’est même pas questionné, alors que ce mot-valise renvoie à des visions politiques très différentes. On ne discute pas d’un objectif commun et de bon sens, de la trajectoire pour vivre durablement avec un accès pour tous à l’eau, à l’alimentation saine, à la santé, dans le respect du vivant et des limites physiques de la planète. On autorise peu les citoyens à questionner cela. Ceux qui s’expriment le font sur un mode contestataire, contre des politiques de transition, mais pour des raisons très différentes : il s’agit d’une part de climatosceptiques et, à l’autre bout du spectre, de citoyens engagés dans une transformation radicale de leur mode de vie, des « zadistes », des permaculteurs, des collectifs qui investissent les éco-lieux, qui pratiquent une agriculture en rupture avec le modèle conventionnel… Les pouvoirs publics renvoient dos à dos ces oppositions et réduisent le périmètre du débat public à une dimension purement techniciste. Si vous protestez, vous êtes souvent jugé comme inconséquent, individualiste, indifférent à l’intérêt général. Dans les contre-mobilisations, bien sûr, je rencontre des climatosceptiques, mais aussi des éleveurs bio qui pratiquent l’agroécologie, des personnes qui vivent la sobriété énergétique et consomment très peu. Ils contestent l’implantation d’une centrale éolienne dont ils réfutent le bénéfice car les lignes à haute tension partent vers les villes. Ces gens connaissent les statistiques, ils savent que les pays riches sont les plus énergivores et que les classes urbaines aisées consomment le plus. C’est difficile de leur dire qu’ils sont indifférents à l’intérêt général alors qu’eux ont adopté une sobriété radicale, pratiquent la décroissance et consomment peu d’électricité. 

Le périmètre du débat public sur les projets de transition énergétique reflète en réalité une conception de l’urgence écologique qui ne questionne pas les équilibres économiques existants. Les organisations écologistes elles-mêmes ont façonné ce discours. Les Amis de la Terre, la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux), le WWF (World Wilflife Fund, Fonds mondial pour la nature), Greenpeace, tous ont ardemment défendu les politiques en faveur des énergies renouvelables, notamment après les lois Grenelle I et II[2]. Quand l’éolien a commencé à générer de fortes contestations locales, ces organisations ont pensé que c’était un défaut d’information, un problème de pédagogie, avant que leurs propres militants ne fassent remonter les réalités du terrain, par exemple le fait que les centrales éoliennes implantées de façon anarchique près de Narbonne perturbaient les oiseaux et notamment décimaient les rapaces. Le discours a donc évolué. La LPO réunit désormais les ornithologues et les entreprises du secteur éolien pour rechercher les conditions d’un déploiement acceptable. 

Je constate à quel point le travail fourni par les habitants révèle des connaissances fines du territoire, utiles aux projets. Mais ils doivent se démener pour se faire entendre.

Vous pointiez les insuffisances de l’enquête publique. Les acteurs de l’éolien se satisfont-ils de cette forme de participation ? 

Contrairement à l’éolien offshore, l’éolien terrestre – du fait de la taille relativement réduite des budgets des projets – ne relève pas de la concertation règlementaire prise en charge par la Commission nationale du débat public. C’est l’enquête publique qui prévaut donc. Des collectivités territoriales font parfois le choix de la concertation volontaire pour associer les citoyens aux décisions, mais ce n’est pas une pratique généralisée. Le plus souvent, les habitants prennent connaissance des projets tardivement, lorsque les opérateurs sont déjà en tractation avancée avec les élus locaux. Le défaut de démocratie de proximité est l’une des principales critiques formulées par les opposants. 

Aujourd’hui les trois-quarts des projets d’éolien terrestre sont contestés devant le tribunal administratif. La vivacité de l’opposition est spécifique à l’éolien de grande taille, du fait que cet équipement monumental de presque 250 mètres de haut désormais impacte le paysage. Quand l’éolienne tourne, la vitesse en bout de pale atteint 300 km/h, celle d’un TGV. Le gigantisme suscite une forte résistance. 

Les projets citoyens de l’énergie représentent-ils une voie de transition concertée dans ce paysage conflictuel ? 

Symboliquement, sur le plan démocratique, ces démarches sont très intéressantes. Mais si l’on regarde les ordres de grandeur, les projets citoyens de l’énergie – du solaire photovoltaïque surtout – représentent une part négligeable de l’énergie produite en France et du nombre de projets d’énergie renouvelable. On a du mal à envisager que les communautés locales de l’énergie impactent les modes de vie et de consommation et qu’elles influencent le modèle français d’infrastructure, de production et de distribution, dominé par un grand groupe qui s’appelle EDF.  

Vous décrivez une situation dans laquelle, globalement, la plupart des citoyens ont peu de prise sur la trajectoire de leur territoire et les projets locaux… 

Dans le champ de la transition énergétique, la participation citoyenne pèse très marginalement. Prenez la carte de France et regardez où se font les projets en définitive. On constate que les centrales éoliennes se déploient dans les territoires peu denses mais avec beaucoup de foncier disponible – dans le Nord et l’Est notamment – ou encore là où les populations sont plus pauvres, où les terres sont plus difficiles à cultiver, où 4000 euros de location annuelle d’une parcelle représentent une aide substantielle en vue de la retraite. L’Aude compte beaucoup d’éoliennes, pas la Gironde ni le Var, pas la Normandie, pas la Bourgogne des grands vins et châteaux ni une partie du littoral atlantique. La géographie de l’éolien ne suit qu’imparfaitement la présence naturelle des vents, elle dessine plutôt une carte des réseaux d’influence et une conception aménagiste de l’espace disponible. Elle pose surtout des questions de justice territoriale et sociale.

Propos recueillis par Valérie Urman et Pierre-Yves Guinéneuf

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