Entretien avec
Anne-Laure Garcin
Chargée de mission Participation citoyenne à la Métropole de Lyon
La transition écologique, il faut y aller. On perçoit le point d'arrivée mais par où passer ? Pour dessiner une trajectoire juste sur un territoire, il faut faire des choix. Pour Anne-Laure Garcin, en charge de la participation citoyenne sur les politiques publiques à la Métropole de Lyon, les citoyens doivent aider à définir une stratégie cohérente en mettant l'accent sur l'évolution des modes de vie.
Que peut-on attendre de la mobilisation des citoyens sur la transition ?
Le premier objectif, essentiel et commun à toutes les démarches, est d’informer sur les enjeux. Il s’agit de traduire un fait scientifique (le changement climatique) en un enjeu politique. Nous avons une responsabilité à rendre plus claire « la marche à gravir » ensemble. Nous devons mieux incarner les impacts du changement climatique sur nos modes de vie actuels et futurs : dépasser les « chiffres froids » pour relier ces changements à nos vies. Évidemment, il y a une frange de la population qui pense qu’il ne faut rien faire, une autre qui est tentée par une sorte de dictature verte et une part importante qui ne se pose pas de questions. Mais pour la collectivité, il y a des choix à faire impactants. L’objectif est donc de partager les enjeux.
Un deuxième objectif est d’accompagner le passage à l’action de citoyens ou d’acteurs du territoire : entreprises, institutions, associations… On peut citer l’exemple des Conventions des Entreprises pour le Climat (CEC) territoriales qui rassemblent des chefs d’entreprises dans des « communautés d’actions ». La force du collectif permet d’accompagner des changements au sein de leur organisation ou en partenariat avec des collectivités territoriales. De même, pour mettre en œuvre des politiques publiques, des démarches participatives sont mises en place pour réunir les acteurs clés et créer de nouvelles scènes collaboratives. Par exemple, la stratégie alimentaire de la Métropole de Lyon[1] a mobilisé plus de 300 acteurs. Du côté des citoyens, multiplier les écogestes ne suffira pas. L’idée n’est pas de leur donner seulement les moyens d’agir à l’échelle individuelle mais de susciter un débat sur les enjeux et responsabilités de chacun, et d’en inciter certains à prendre des initiatives pour changer des modes de vie. Jusqu’où une collectivité doit-elle accompagner ces expérimentations et s’engager dans cette « démocratie du faire » comme on dit parfois ? Il y a des débats à ce sujet.
Troisième objectif : incarner les défis à venir par les récits de futurs possibles. Il s’agit de mobiliser les connaissances et les imaginaires des habitants, généralement par des méthodes sensibles, pour les aider à se projeter concrètement dans des modes de vie dans 20 ou 30 ans. Par exemple, que sera notre quotidien si le débit d’un fleuve comme le Rhône baisse de 30 % ? En cas de sécheresse, quels seront les usages prioritaires de l’eau ? Peut-on le décider de façon démocratique ? Finalement, quelle société voulons-nous pour demain, qui puisse affronter de tels changements ? Ce travail de prospective peut être mené même s’il n’y a pas de décision à prendre dans le court terme. Nous avons mené une réflexion comme celle-là avec la démarche Eau futurE, qui a amené près de 8 000 habitants à imaginer différents mondes possibles, puis à en débattre avec des acteurs et institutions publiques du territoire pour réfléchir ensemble et ouvrir de nouvelles perspectives. La dynamique citoyenne a même débouché sur la création d’une Assemblée des usagers de l’eau pour engager sur le territoire des processus de dialogue sur des sujets plus opérationnels, comme la co-construction d’une tarification sociale et environnementale de l’eau.
Enfin, le quatrième objectif est de contribuer à la décision. Il s’agit de mettre en débat les choix politiques et les trajectoires pour y arriver. L’enjeu est de prioriser collectivement les axes de travail en se posant la question des conditions de réussite des actions qui seront entreprises dans un contexte social et territorial spécifique. Il faut révéler les conflits possibles et anticiper les points de blocage. A mes yeux, il y a un énorme enjeu pour les collectivités à débattre de la transition et à inclure les citoyens dans ces débats.
Quelles seraient les plus-values d’une participation citoyenne dans les décisions à prendre ?
Globalement, en matière de transition, on connaît les grands axes sur lesquels il faudrait agir. Il suffit de consulter les rapports de l’Ademe et les diagnostics territoriaux. Mais ensuite, comment fait-on ? On sait par exemple qu’il faut réduire la place de la voiture en ville. Mais quand on considère un territoire particulier, comment s’y prendre concrètement ? Il ne suffit pas de se dire « Il n’y a qu’à… ». Tout ne peut pas se faire en même temps, toutes les solutions ne peuvent convenir à tous les publics, il faut établir des priorités. Faut-il favoriser les voitures électriques dans le contexte énergétique présent ? Certaines catégories de population peuvent se trouver perdantes, il est nécessaire de le savoir et de décider en connaissance de cause. Globalement, faut-il privilégier l’incitation ou la contrainte ? Si on contraint, comment les usages vont-ils se transformer ? Autre exemple de sujet sur lequel des débats sociétaux sont essentiels sur un territoire, c’est l’adaptation à la chaleur : comment prendre soin de tous, du vivant aussi, au pic de la canicule ? Faut-il mettre des critères de priorité d’accès aux lieux “frais” (pour les personnes vulnérables) ou est-ce un principe universel ? Faut-il supprimer les manifestations sportives en été ? Faut-il aller jusqu’à interdire la climatisation pour certains logements ? Comment peuvent évoluer les pratiques au travail, dans la famille, dans les lieux publics ? Doit-on continuer à végétaliser de façon opportuniste ou cibler certains quartiers prioritaires ? Autour de ces questions, la réflexion des citoyens est utile à mobiliser. La Métropole de Lyon va organiser prochainement, dans le cadre de la révision de son Plan Air-Energie Climat (PCAET), une convention citoyenne qui portera notamment sur l’adaptation au changement climatique. A quoi peut-elle servir ? Précisément à dégager des priorités et à les argumenter. Derrière chaque question, il y a des choix politiques à mettre en avant. Les grands axes de travail sont connus, il faut partir de là et réfléchir collectivement à la meilleure stratégie pour atteindre les objectifs. Cela me semble plus utile que de partir d’une feuille blanche et de demander aux citoyens ce qu’il faut faire en matière de transition. Avec des questions trop ouvertes, on obtient une liste interminable de propositions, plus ou moins argumentées, non priorisées et dont la cohérence est incertaine. Leur examen par les services de la collectivité est interminable et finalement, les citoyens ne s’y retrouvent pas. Le débat sur les priorités, puis sur les conditions de réussite des choix publics, me semble plus crucial et plus politique.
Par ailleurs, les réponses au changement climatique sont souvent conçues « en silo » par les directions techniques d’une collectivité. Sont-elles facilement compatibles entre elles ? Je pense par exemple aux aménagements publics visant à rafraîchir la température et à ceux qui sont inspirés par des objectifs de mobilité. Ou encore aux projets de végétalisation d’espaces urbains et à ceux qui visent à préserver la biodiversité. Outre le fait qu’elles ne sont pas toujours connectées entre elles, ces propositions sont souvent dictées par les obligations réglementaires et guidées par la recherche d’efficacité technique. Quels effets auront-elles sur les mode de vie ? La vision des habitants est précieuse car ceux-ci raisonnent de façon transversale, en fonction de leurs usages, de leur vision de la ville et de leurs valeurs comme la justice sociale ou l ’équité territoriale. Ils introduisent des dimensions pratiques, organisationnelles et sociétales dans les projets. Ils interpellent les collectivités, les entreprises, les acteurs du territoire et les citoyens pour construire la trajectoire souhaitable sur un territoire.
Ces débats stratégiques ne sont-ils pas menés par les élus et les services de la collectivité ?
Ils le sont, bien sûr, mais les citoyens dans leur diversité peuvent enrichir considérablement cette réflexion. A eux seuls, ils n’ont pas les réponses à tous les défis de la transition, mais ils posent de bonnes questions, ils invitent à prendre du recul. Ils poussent à la transversalité, à mettre tout le monde autour de la table pour mieux se coordonner. La vision politique des élus et la vision technique des services ne se croisent pas suffisamment et gagnent à se confronter à la réflexion des citoyens, notamment parce que ceux-ci parlent des modes de vie, une approche transversale par nature.
On sait que la participation institutionnelle, celle qui est impulsée par les acteurs publics, touche environ 1 % de la population. Ce n’est pas suffisant, mais c’est mieux que rien. Même une participation citoyenne limitée en nombre, par exemple dans le cas de personnes tirées au sort, enrichit la réflexion et peut faire évoluer les projets et les politiques publiques.
On peut se demander s’il est raisonnable de prendre le temps du débat face à l’urgence climatique. Personnellement, je pense qu’il est indispensable de ne pas se tromper quand les changements nécessaires sont aussi considérables et susceptibles de transformer le quotidien de tous. Si on ne prend pas le temps de la réflexion, on court des risques élevés : celui de créer du conflit social, de susciter des rejets violents. Le passage en force, ça ne marche jamais. Cela ne veut pas dire pour autant que le consensus est indispensable ou que tout le monde peut discuter de tout, mais entre cela et la décision en vase clos, il y a une place suffisante pour des expériences participatives qui vont enrichir les projets.
Comment intégrer les contestations citoyennes qui s’expriment hors du cadre institutionnel ?
Toutes les formes de participation sont bonnes à prendre. Mais tout n’a pas besoin d’être connecté en permanence. Les gens s’engagent dans des associations ou des groupements informels : cela a toujours existé et c’est positif. Par exemple, dans le cas d’un débat sur l’eau, il faut écouter à la fois ceux qui soutiennent la création des « méga-bassines » et ceux qui s’y opposent. En matière de transition, il faut entendre ceux qui expriment des visions différentes de celles de la collectivité, des plus sceptiques au plus radicaux. Entre ceux qui disent qu’ils ne peuvent pas vivre sans leur voiture et ceux qui estiment que tout le monde devrait faire ses courses en vélo-cargo, l’enjeu n’est pas de dire qui a raison. Les opinions radicales doivent être entendues mais pas plus que les opinions modérées. L’enjeu pour nous est d’identifier les zones de conflit et de comprendre les controverses. C’est de mettre en lumière qu’il y a différentes conceptions de la transition et différentes façons de faire.
Les élus défendent une vision politique qui doit s’ancrer dans les réalités de leur territoire. Représenter, c’est écouter les habitants, comprendre ce qui se joue, prendre une décision en connaissance de cause, assumer des choix et les justifier. Aujourd’hui, nous voyons certains élus endosser ce rôle de médiateurs, puis d’arbitres. Cela ne va pas sans difficultés car les choses sont complexes, mais cela avance.
Propos recueillis par Pierre-Yves Guihéneuf et Anne-Laure Garcin