Les injonctions à agir sont de plus en plus pressantes : sans actions déterminées, le changement climatique va nous prendre de vitesse. Alors, faut-il donner la priorité à la mise en œuvre accélérée des projets de transition, quitte à entamer le droit des citoyens à les mettre en débat ou à s’y opposer ? Ou, au contraire, faut-il prendre le temps de discuter, y compris dans ses fondements, de cette mutation de société qui s’annonce radicale ?
« Il n’y aura pas de transition écologique sans participation citoyenne ». Le constat fait l’unanimité. Ou presque. Enfin… dans les discours en tous cas.
Depuis plusieurs années, la lutte contre le changement climatique s’est imposée comme une priorité pour le changement des comportements individuels et pour l’action publique. Elle suppose des évolutions conséquentes, depuis les choix individuels en matière de chauffage ou de transport jusqu’à une planification étatique en passant par les stratégies des entreprises et les politiques des collectivités. Au regard des changements que l’action (et l’inaction) climatique pourrait avoir sur les modes de vie, sur les finances publiques, sur la justice sociale et sur l’environnement, on peut en effet se dire que quelques débats ne sont pas superflus.
Au nom de l’urgence…
Pourtant, on entend souvent qu’en matière de transition, la priorité est à l’action et non plus à la discussion. Le principal argument est le suivant : les menaces que fait courir le changement climatique sont à ce point vitales et imminentes qu’il faut agir fermement et sans délai. Dans un tel contexte, le débat n’est plus de mise, des mesures – quand bien même elles sont impopulaires – doivent être prises rapidement.
Le deuxième argument est plus traditionnel : le sujet est tellement complexe que de simples citoyens et citoyennes auront du mal à s’en saisir. Il est plus raisonnable de limiter l’ambition des échanges, qui doivent favoriser l’acceptabilité et l’acception des projets ou encore l’adoption d’écogestes individuels. La participation doit se donner l’objectif de conscientiser et de mettre en mouvement les individus, mais en aucun cas de débattre et de remettre en question les choix publics.
Troisième argument enfin : les solutions sont déjà connues des décideurs, des experts scientifiques ou des organisations écologistes. Le débat n’apportera rien de nouveau ni de plus pertinent.
Les réformes successives de la réglementation française semblent aller dans le sens de la réduction du temps et de la portée du débat. Elles limitent les possibilités, pour les citoyens et les citoyennes, de s’opposer à des projets, notamment à propos des énergies renouvelables. Des juristes s’en alarment, qui n’hésitent pas à parler de régression du droit de l’environnement et d’atteintes aux libertés individuelles.
Restreindre l’ambition et le périmètre des discussions contredit également les principes portés, par exemple, par la Commission nationale du débat public depuis de nombreuses années : aucun sujet n’est trop complexe pour des citoyens s’ils bénéficient du temps nécessaire ainsi que d’une information claire et contradictoire sur les enjeux ; tout doit pouvoir être abordé, y compris « l’option zéro » c’est-à-dire la non-réalisation d’un projet ; la pertinence de la question posée doit être débattue ce qui revient à dire ici que même l’objectif de transition ou son caractère urgent doivent pouvoir être questionnés lors des débats publics si les participants le souhaitent.
Le débat au risque de l’échec
Alors, faut-il discuter de tout en matière de transition ? Peut-on, y compris, questionner sa nécessité ? Oui, pour ceux qui estiment qu’il s’agit d’un droit légitime dans une démocratie et d’un impératif pour décider collectivement des choix majeurs à effectuer sans évacuer les critiques. Dans cette optique, on doit garder le débat ouvert, quitte à prendre le temps nécessaire pour écouter toutes les oppositions. Et de fait l’opposition existe : avec un tiers de la population qui se déclare climatosceptique[1], le principe de la transition n’est pas entièrement acquis. Cette opposition semble d’ailleurs enfler dans de nombreux pays. L’hebdomadaire Courrier International[2] fait état d’une contestation croissante de groupes organisés et de certains responsables politiques contre « l’alliance des puissants et des sachants ». Que dire de cette situation ? Est-elle le fait d’une (grosse) minorité de mauvaise foi orientée par des lobbies conservateurs ? De personnes qui estimeraient (à tort ou à raison) que le climat n’est pas « la mère de toutes les batailles » ? Ou simplement d’une frange de la population qui sait qu’elle verra sa qualité de vie durablement impactée ? Faut-il encore tenter de les convaincre… au risque de l’échec ?
Certains militent plutôt pour « cranter » le cheminement des discussions et éviter de revenir perpétuellement en arrière : la réalité du changement climatique ayant été établie par la science, la transition s’impose d’elle-même. La question n’est plus de savoir s’il faut y aller ou non, mais selon quelques modalités.
Nous vous proposons dans ce dossier des éclairages différents sur cette question, en tentant, pour éviter tout schématisme, de comprendre le bien-fondé de chacun.
Sur le plan du droit, le juriste Rémi Radiguet s’alarme des récentes réformes et dénonce ce qu’il considère comme des coups de canif portés à la démocratie environnementale. Pour lui, l’argument de l’urgence est mobilisé de façon excessive pour restreindre les droits des citoyens à s’exprimer et à avoir recours à la justice en matière d’environnement.
La position d’Andréas Rüdinger, expert à l’IDDRI est différente. Pour lui, limiter le périmètre des discussions relève de l’évolution logique d’un débat qui dure déjà depuis années et qui doit désormais progresser pour aller vers des choix opérationnels. Les restrictions en matière de droit ne le heurtent pas. Mais il met sur la table un débat qu’il juge central et qui n’est pas abordé : vers quelle société la transition peut-elle nous emmener ?
L’anthropologue Philippe Descola nous invite à une prise de recul. Il nous faut changer notre relation aux mondes vivants, aux non-humains, pour d’expérimenter d’autres mutations économiques et juridiques que celles qui sont portées par l’économie de marché. Le chercheur voit dans l’expérience sociale des ZAD (les « Zones à défendre ») et dans la démocratie participative deux fronts essentiels.
Les géographes Florian Opillard et Angélique Palle montrent comment l’urgence climatique est devenue un cadre dominant pour orienter l’action publique. En même temps, la façon dont elle est conçue, verticale et techniciste, favorise la contestation jusqu’à l’échelle locale. Ils estiment que le changement de société que va provoquer la transition énergétique doit être mis en débat.
La sociologue Stéphanie Dechézelles, qui a analysé les mobilisations contestataires contre des projets éoliens, juge qu’au bout du compte, les citoyens ont peu de poids sur les décisions d’aménagement. Alors que les choix sur le nucléaire relèvent toujours d’une prérogative de l’État, les projets d’énergies renouvelables vont-ils aussi rester aux mains de la puissance publique et des grands opérateurs?
Quelle contribution les citoyens peuvent-ils apporter à la transition ? Doit-on en faire les cibles d’actions pédagogiques ? Attendre d’eux qu’ils valident les projets conçus par des experts ? Qu’ils déroulent des listes à la Prévert de ce qu’il faudrait faire ? Rien de cela n’est satisfaisant. Pour Anne-Laure Garcin, agente territoriale, les citoyens peuvent dégager des priorités et participer à une réflexion stratégique sur les politiques locales de mobilité, de gestion des ressources, d’organisation du cadre de vie.
Le mouvement de l’énergie partagée essaime, dans tout le pays, des formes de coopération entre habitants, élus et acteurs locaux. L’un de ses animateurs, Arno Foulon, rapporte comment ces projets citoyens d’énergie renouvelables aident les territoires à trouver un sens collectif à la transition énergétique.
Alors, faut-il encore débattre de la transition ? Tous les contributeurs que nous avons interrogés s’accordent pour dire que, vu l’ampleur des changements engagés, vouloir passer en force ne produirait pas les résultats escomptés. C’est ce qui ressort également de trois notes de lecture[3] que nous ajoutons à ce dossier, qui résument des propos tenus par le philosophe Dominique Bourg, le politologue François Gemenne et l’essayiste Antoine Buéno autour de l’idée, largement évoquée dans les médias, d’une improbable « dictature verte ». Mais pour autant, le débat sur le bon débat n’est pas clos.