par
Hervé Defalvard
Hervé Defalvard est maître de conférences en économie et est responsable de la chaire d'économie sociale à l'université Gustave Eiffel.
À partir de l’exemple de l’eau, Hervé Defalvard indique des liens et apports respectifs entre communs et participation citoyenne. Reliant intérêt commun, intérêt collectif et intérêt général, il indique la voie d’une démocratie du faire commun.
La question des biens communs – l’on pense à l’eau, à la biodiversité, aux fonds marins mais aussi à la santé ou à la culture – prend une place de plus en plus importante dans le débat public.
Si l’eau est définie en tant que bien commun, par sa propriété de devoir être préservée afin d’être accessible à tous, le mode de gestion de cette ressource peut relever de trois grands paradigmes. Celui du marché où l’eau est gérée par des sociétés cotées au CAC40 comme Véolia ou Suez. Celui de la puissance publique où l’eau est gérée au niveau local par une régie directe. Celui des communs où l’eau est gérée par la communauté de ses usagers, comme c’est le cas dans le village Kabyle d’Iguersafene en Algérie où c’est le comité villageois qui s’en occupe et non la compagnie publique, l’Algérienne des eaux.
On retiendra, selon la définition d’Elinor Ostrom[1], que l’on parle de commun lorsqu’une communauté gère une ressource par sa mise en commun, afin d’assurer par un système de droits et de règles, l’usage durable de cette ressource à tous ses membres. Les communs ont longtemps caractérisé la gestion des ressources naturelles dans les sociétés traditionnelles avant d’être sapés par le capitalisme qui est, lui, basé sur la propriété privée, le marché et le profit pour le capital. Cela a commencé par les enclosures des landes anglaises au profit d’une agriculture extensive et capitaliste dès le XVIIe siècle. Aujourd’hui, les communs connaissent un triple renouveau qui concerne les ressources naturelles, l’information ou la connaissance avec les logiciels libres ou Wikipédia ainsi que les ressources sociales comme la santé, la culture ou encore l’emploi.
Si chaque commun est singulier comme le rappelle Elinor Ostrom, ils se fondent sur l’autogouvernement de leurs droits et de leurs règles afin de garantir à leurs membres l’usage durable de la ressource mise en commun. Il en résulte que les communs reconfigurent la participation citoyenne dans la mesure où ils supportent une autre forme du politique que celle qui est apparue avec les sociétés de marché. Dans ces dernières, comme l’a pensé dès l’origine l’économiste et homme politique Turgot, il y a d’un côté le marché où s’expriment les intérêts privés et de l’autre l’État où s’exprime l’intérêt général qui est la somme des intérêts privés bien compris ou éclairés. L’intérêt général ainsi compris fait l’objet d’une représentation élective sur la base du vote des citoyens. Dans ce cadre, la participation citoyenne est un surplus par rapport au vote, qui relie les citoyens à leurs représentants élus entre deux mandats dans un espace public de discussion.
Communautés et communs
La forme politique du commun est différente, puisqu’elle relie l’usager à sa communauté, à propos de l’usage d’une ressource dont la durabilité constitue l’intérêt commun. Il faut ici rappeler que la Révolution française a interdit l’association au motif qu’il ne saurait y avoir dans la société de « prétendus intérêts communs » selon les termes mêmes de la loi Le Chapelier de 1791. Nous devons, sous cet angle politique, distinguer deux grandes figures pour les communautés dans les communs.
D’une part, les communs qui sont supportés par des communautés traditionnelles ou d’identité, qui préexistent aux communs. Dans le cas mentionné du commun de l’eau à Iguersafene, la communauté s’enracine dans l’histoire du monde Kabyle où elle s’apparente à de « petites Républiques ». Le comité de village est constitué de deux ou trois représentants de chaque clan qui compose le village et prend ses décisions au consensus. Chaque village comporte également un espace public de discussions, le tajmâat, sorte de petite agora.
D’autre part, les communs qui se développent sans l’appui de communautés pré-existantes (car celles-ci ont été démembrées par le capitalisme et la société de marché) en se basant sur des communautés de projet. Ainsi, le parc éolien citoyen de Béganne a développé son projet sur une dizaine d’années en faisant émerger peu à peu une communauté d’énergie renouvelable qui a réussi à installer un parc de quatre éoliennes dont la production électrique, après son passage sur le réseau national d’Enedis, assure une autonomie pour huit mille personnes du pays de Redon en Bretagne.
Dans chaque cas, la participation citoyenne n’est pas celle du citoyen produit par le duo marché/État mais celle d’un citoyen qui l’est en tant que membre de sa communauté dans laquelle il est usager d’une ressource mise en commun et autogouvernée. C’est une démocratie du faire commun au regard de la ressource mise en commun.
Intérêt commun, intérêt collectif et intérêt général
Dans le débat qui oppose les partisans des services publics aux militants des communs, il ressort une limite des communs, dès lors qu’ils sont passés au crible de l’accès universel des services publics dans le cadre de l’État-nation.
En effet, bien des communs peuvent être qualifiés de fermés dans la mesure où ils réservent l’accès ou l’usage de leur ressource mise en commun aux seuls membres de leur communauté regroupés autour de leur intérêt commun. Historiquement, les coopératives ou les mutuelles relèvent de ces communs fermés car réservés à leurs seuls membres et dans cette mesure héritiers des corporations du Moyen-Âge. De différentes manières, les communs sont aujourd’hui travaillés par la dimension universaliste que colporte la participation citoyenne et qui les transforme en communs ouverts.
Si l’on prend la nouvelle forme de coopératives instituée par le statut de société coopérative d’intérêt collectif (Scic), créé en 2001, son nom même indique cette ouverture avec la mention de l’intérêt collectif, qui est à mi-chemin entre l’intérêt général et l’intérêt commun. Ce statut se traduit, d’une part, par l’ouverture du sociétariat au multi-sociétariat avec plusieurs catégories de sociétaires (les salariés, les collectivités territoriales, les entreprises ou encore les bénévoles) et d’autre part par le bénéfice des activités de la Scic au-delà de ses seuls membres sociétaires.
Si l’on revient aux villages kabyles, ils sont nombreux à avoir connu ces dernières décennies, la création d’associations de jeunes féministes et/ou écologiques, qui renouvellent la vie démocratique de ces petites Républiques dans le sens d’un universalisme incluant les femmes et le vivant.
Toutefois, l’universalisme de ces communs ouverts se décline moins à l’échelle de l’État-nation qu’à l’échelle des territoires, en nouant une solidarité locale avec des solidarités à des échelles extra-locales, y compris mondiale comme dans le cas des Fablabs. A l’intérieur d’un Fablab, des solidarités locales se nouent dans l’usage partagé des nouvelles technologies, qui sont associées à une solidarité mondiale, en raison de la couche de connaissance ouverte auxquels tous les Fablabs du monde ont accès.
Vers des communs hybrides
Une évolution marquante de ces dernières années concerne ce qu’on peut appeler des communs hybrides qui sont co-construits par des collectivités locales et la société civile ou l’économie sociale et solidaire, avec de nouvelles configurations de participation citoyenne. Ainsi les régies métropolitaines de l’eau aussi bien à Grenoble qu’à Lyon ont mis en place des assemblées d’usagers qui participent aux décisions sur les règles communes. Par exemple, la régie métropolitaine de l’eau du Grand Lyon a repris, pour ses nouveaux tarifs de l’eau, une proposition adoptée par l’assemblée des usagers. Dans le cadre des expérimentations « Territoire zéro chômeurs de longue durée », qui sont des communs à double face de l’emploi et des activités, la mise en place de nouvelles activités est décidée par le comité local de l’emploi auquel participent des personnes durablement privées d’emploi du territoire.
En construisant une autre forme du politique, basée sur une démocratie du faire commun plutôt que de la représentation élective, les communs aujourd’hui renouvellent la question de la participation citoyenne à travers des configurations variées, qui pour la plupart sont reliées à la transition écologique, solidaire et démocratique.