Entretien avec
Angélique Palle
Géographe, spécialiste de l'énergie, chercheure associée à l'Institut national du service public
Florian Opillard
Géographe, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire
Face à l’urgence climatique, l’État fait des choix techniques de changement d'énergie sans mettre en débat la dimension sociale majeure de cette transition, expliquent les chercheurs Angélique Palle et Florian Opillard.
Comment l’impératif d’« urgence climatique » oriente-t-il le débat public et la façon de concevoir la transition ?
Florian Opillard. L’urgence climatique est devenue une manière de qualifier les problèmes publics qui a supplanté l’urgence écologique à partir du milieu des années 2000. La « climatisation » des politiques publiques s’est jouée notamment dans les rendez-vous internationaux, les COP étant perçues comme des fenêtres d’opportunités politiques par beaucoup d’acteurs de l’écologie qui ne se mobilisaient pas auparavant sur les questions climatiques. Ils ont fait la bascule en se dotant, en particulier, d’une expertise juridique pour entrer dans ces arènes. La conséquence est une certaine montée en compétence d’organisations qui ne sont pas expertes du climat, par exemple la Ligue pour la protection des oiseaux, la Confédération paysanne, ou des mobilisations environnementales comme les Soulèvements de la Terre. Ce mouvement généralisé a pour conséquence d’ouvrir de nouveaux espaces de conflictualité jusqu’à l’échelle micro-locale.
Angélique Palle. Ce prisme de l’urgence climatique et ce mouvement des acteurs de l’écologie peuvent entrer en conflit avec la façon dont la puissance publique pense cette urgence de son côté. Sur le terrain, des oppositions parfois très fortes aux projets d’éolien, de méthanisation, ou d’autres types de renouvelables, sont souvent faites au nom d’une préservation de l’environnement. Elles viennent perturber la mise en place de la transition écologique telle qu’elle est conçue par les pouvois publics. Derrière cette opposition entre plusieurs visions, il y a une vraie question politique : « Qu’est-ce qu’une bonne transition? »
Le rêve initial des États était de réussir à faire une transition d’ingénieur, de changer techniquement les modes de production d’énergie en présumant que cela est invisible pour le citoyen, sans conséquence territoriale, sociale, politique. On vous remplacerait votre ancienne centrale par un parc éolien avec l’idée que pour vous, cela ne changerait rien, et que cela n’impliquerait pas non plus de redéfinir les instances de décision, de choix des technologies, ou de remettre en cause les acteurs historiquement en charge du système énergétique.
Quelle transition la puissance publique construit-elle en définitive ?
Angélique Palle. Face à l’urgence climatique et aux enjeux de transition écologique, la puissance publique – dans la plupart des États, pas seulement en France – fait des choix de transition énergétique, parce que c’est le plus simple politiquement à mettre en œuvre.
Pourquoi le plus simple ?
Angélique Palle. Si l’on reprend l’analyse du GIEC dans son 5e rapport, « les émissions anthropiques de gaz à effet de serre tiennent à la taille de la population, à l’activité économique, au mode de vie, à la consommation d’énergie, aux modes d’utilisation des sols, à la technologie, et à la politique climatique ». Sur ces 7 facteurs, la consommation d’énergie retient le plus l’attention politique : le choix de l’énergie comme variable d’ajustement dans la gestion du changement climatique n’est pas neutre. Beaucoup de modélisations économiques ont évalué les ordres de grandeur associés à tous ces facteurs, l’équation la plus utilisée[1] relie les émissions de CO2 à 4 variables : 1) la population, 2) le produit intérieur brut par habitant, 3) l’intensité énergétique du Produit intérieur brut (PIB), c’est-à-dire l’énergie nécessaire pour une unité de PIB, 4) la dimension carbonée de notre production d’énergie. La population est un intouchable, une politique de dénatalité n’est pas une option envisageable politiquement ; le PIB, bien que très contesté dans la sphère académique, reste le principal instrument de calcul du dynamisme économique, la décroissance reste hors du radar des gouvernements qui l’assimilent au déclassement économique et au chômage ; l’intensité énergétique est une variable difficile à faire évoluer sans repenser, là aussi, tout notre modèle économique. Les Etats concentrent donc leurs efforts sur la dernière variable, la dimension carbonée. La décarbonation devient LA solution principale[2].
Le lien entre urgence climatique et urgence de la transition énergétique est largement un choix politique. D’où les grandes annonces de neutralité carbone à l’horizon 2050 déclinées par les États européens, la Chine, les États-Unis…
Comment ces choix de transition sont-ils discutés avec les citoyens ?
Florian Opillard. La possibilité de la participation dépend largement du canal ouvert par les décideurs publics et du cadre règlementaire des projets. Elle est souvent perçue soit comme trop tardive, le projet étant déjà ficelé, soit comme trop technique par les personnes consultées parce que la montée en compétence n’a pas eu le temps d’avoir lieu. Les discussions portent plutôt sur des priorités d’aménagements techniques, alors que les mobilisations protestataires font valoir des chemins alternatifs de sortie de crise qui questionnent le modèle économique et social. Tout choix technique est en fait un choix politique.
Angélique Palle. En France, la dernière grande transition énergétique a été la transition vers le nucléaire. L’expérience française d’une transition est une conception centralisée, à la main de l’État, fondée sur de grands opérateurs alimentés par des élites techniques formées dans les grandes écoles. C’est difficile de changer complètement de modèle pour aller vers une transition qui prenne en compte des expérimentations et des choix de trajectoires à des échelles locales.
S’y ajoute le fait que nous avons pas de précédent historique de transition substitutive de grande ampleur : on a toujours ajouté une énergie au bouquet existant, puis elle finit par devenir dominante.
Et enfin, les transitions énergétiques sont des changements sociaux majeurs. Changer d’énergie affecte la société, l’emploi, les modes de vie… Cela a été analysé par les travaux d’historiens pour la Rome Antique comme pour la Révolution industrielle qui a conduit 50 % de la population européenne à changer d’emploi en 50 ans. Il est illusoire de penser qu’on peut faire une transition énergétique purement technique, sans changer de modèle politique et social.
En quoi la transition territoriale transforme-t-elle les rapports de pouvoir ?
Angélique Palle. La transition nucléaire ne pouvait être que de la responsabilité d’un État, seul échelon capable d’assumer un tel niveau de risque. C’est très différent de porter un projet citoyen d’éolienne dans un village, en énergie partagée, qui vous engage à discuter avec vos élus et vos voisins pour définir une vision commune de votre territoire. Vous pouvez entrer dans une négociation sur une ressource et ses usages, sur ses impacts, ce n’est plus du tout la même relation à l’État et aux acteurs de l’énergie. La société de l’éolien et du solaire n’est la société du nucléaire et du pétrole. A l’échelle nationale et internationale, ce n’est pas non plus la même géopolitique, pas les mêmes pays fournisseurs des matières stratégiques, pas la même diplomatie : ce n’est plus le même monde. Cela change des choses fondamentales qui doivent passer par un débat démocratique.
Comment percevez-vous le degré d’ouverture du débat public actuel sur les choix de transition énergétique ?
Florian Opillard. La conception de la transition est le fruit d’un rapport de forces, qui oppose une vision régalienne menée par l’État – dans le compromis avec les acteurs privés – et des mobilisations de terrain attisées par les risques visibles d’inondations, de tempêtes, d’incendies, de submersion marine… Tant que le rapport de force ne sera pas favorable à l’ouverture d’un débat démocratique large, la confrontation des visions restera très conflictuelle. Le réflexe, dans les sphères de la police et des armées, est de ramener l’urgence climatique à un problème sécuritaire. La criminalisation des mouvements environnementaux, pourtant porteurs de visions alternatives, ne favorise pas l’ouverture d’un large débat démocratique.
La question de la décroissance, par exemple, déconsidérée par les acteurs politiques, ne sera mise en débat que si le champ militant parvient à imposer ces thématiques dans le débat public.
Angélique Palle. Le concept de décroissance est déjà réapproprié par des acteurs politiques, même s’il change de sens et perd de sa radicalité au passage. Ainsi, la puissance publique a repris la notion de sobriété, on perçoit la perméabilité du débat public sur cette notion alors que ce n’était pas le cas il y a cinq ou six ans.
Propos recueillis par Valérie Urman