avec
Émeline Hassenforder
Chercheuse au Cirad sur la gouvernance de l'eau et des territoires
Plutôt que de chercher à associer les ruraux à un programme de développement des territoires venu d'en haut, n'est-il pas plus efficace de leur demander de le concevoir eux-mêmes en fonction de leurs besoins ? C'est le défi que se sont lancé les autorités tunisiennes. Un projet inédit et ambitieux dont Émeline Hassenforder tire les principaux enseignements.
En quoi ce processus participatif de planification territoriale est-il particulier ?
En premier lieu, par son ampleur. Depuis son lancement en 2018, le projet a mobilisé plus de 4 300 personnes dans six zones allant du sud au nord de la Tunisie [1]. Cela représente en moyenne 12 % de la population de ces zones. C’est important car la participation demandée à chacun pouvait être assez conséquente. Par ailleurs, il s’agit de zones rurales, souvent marginalisées, où les occasions de s’exprimer sur les politiques publiques sont rares et où l’organisation de réunions peut être compliquée du fait des distances séparant les différents douars (localités).
En second lieu, le projet couvre une diversité de sujets, alors que beaucoup de processus participatifs sont centrés sur une seule thématique (eau, urbanisme, santé, etc.). Il a été lancé par le ministère de l’Agriculture [2] qui peinait à trouver du soutien parmi la population rurale envers les actions de conservation des ressources naturelles qu’il mettait en place. Pour le ministère, les questions liées à la préservation des sols et des ressources en eau sont cruciales en Tunisie où le climat est aride, mais les ruraux semblaient peu motivés pour se mobiliser et pour entretenir les ouvrages mis en place. Les initiatives publiques débouchaient même parfois sur des conflits avec les citoyens. Les agents du ministère ont donc décidé de retourner le problème et se sont demandé ce qui pouvait motiver les habitantes et les habitants. Cette réflexion stratégique, à la fin des années 2010, a abouti à la mise en place de ce processus pilote. L’objectif était de réaliser, avec la population, des plans de développement territorial intégrés répondant aux principaux enjeux de ces zones : accès à l’eau, enclavement, érosion, faibles revenus, etc.
Qui a effectivement participé ?
Il s’agit de zones rurales où l’activité agricole est très importante. Les participants étaient d’abord des ouvriers agricoles et des femmes au foyer, beaucoup d’entre eux ayant leur propre activité agricole ou d’élevage. Il y avait également des commerçants et artisans ainsi que des acteurs économiques liés en particulier à des petites entreprises de transformation ou de vente de produits agricoles. Des jeunes ont été mobilisés grâce à des actions volontaristes des agents du ministère, mais avec certaines difficultés. La participation des femmes a également été recherchée et leur mobilisation a été significative. Cela tient notamment au fait que les agents du ministère avaient constitué des binômes homme-femme pour mobiliser la population en porte-à-porte et animer les réunions. Il faut noter qu’il y avait peu de relais parmi la population rurale, notamment parce que les associations sont rares dans ces zones. Certaines ont été créées après la révolution [3] mais depuis quelques années, elles ne bénéficient plus de beaucoup d’appui public et tendent à régresser.
Qui s’est chargé de l’animation ?
Les facilitatrices et facilitateurs étaient des agents du ministère de l’Agriculture travaillant dans les différents gouvernorats. Ils étaient accompagnés par des scientifiques du Cirad [4] et plusieurs autres partenaires [5] afin de co-construire le processus participatif à travers une série de formations-actions. Pour certains agents, ce projet a constitué un véritable changement de paradigme dans leur façon de travailler. Habitués à un travail de bureau, peu formés à l’écoute de la population, ils ont découvert le potentiel des démarches participatives et l’intérêt d’aller sur le terrain pour concevoir les actions publiques en partenariat avec la population. C’est un des effets bénéfiques du projet.
Comment et sur quoi les habitantes et les habitants ont-ils été mobilisés ?
Le processus a commencé par une phase de diagnostic très ouvert, qui a duré plus d’un an. L’objectif de ce diagnostic était d’identifier quels étaient les enjeux de développement prioritaires pour les populations des zones concernées. Les facilitatrices et les facilitateurs, des agents régionaux du ministère de l’Agriculture, sont donc allés à la rencontre des habitants pendant plusieurs mois afin de recueillir des témoignages sur leurs conditions de vie, le fonctionnement des ménages, les ressources à leur disposition, leurs préoccupations, ainsi que leur vision des points forts et faibles de leur territoire. Pour cela, ils ont utilisé différentes méthodes, notamment des entretiens individuels et collectifs, des cartes parlées, des transects et des récits de vie [6]. Les outils numériques n’ont quasiment pas été utilisés car ils sont peu maitrisés par la population dans ces zones. Les facilitateurs ont fait du porte-à-porte, ont mené des discussions dans les cafés et ont accompagné les habitants sur leurs lieux de vie et de travail. L’analyse de ces données a été compilée dans des rapports de diagnostic sur chacune des zones. Les principaux résultats ont été restitués à la population au cours d’ateliers organisés dans des espaces extérieurs, dans des cours de ferme, dans des écoles ou des mosquées. Certains ont rassemblé plus de 200 personnes. À cette occasion, les habitants ont voté pour les enjeux qui leur semblaient prioritaires parmi ceux qu’ils avaient identifié au préalable. Certains enjeux ont donné lieu à des réunions très houleuses, comme par exemple l’accès à l’eau potable dans le gouvernorat de Kairouan ou le foncier à Bizerte. Chaque habitant a ensuite pu faire des propositions d’actions qui permettraient de répondre à ces enjeux à travers des fiches dédiées qui ont été distribuées dans les lieux collectifs, puis rassemblées. Au total, près de 11 500 propositions d’actions ont été collectées.
Comment agréger et donner suite à cette diversité de demandes ?
Des comités de territoire ont été constitués afin de construire des plans de développement territorial sur la base des propositions d’actions faites par la population. Chaque zone a été découpée en petits « territoires de vie » assez homogènes, permettant de rassembler des communautés proches sur les plans économique, environnemental et socio-culturel. Chaque territoire de vie a élu un représentant et une représentante qui a intégré le comité de territoire. Outre les représentants de la population, les comités de territoire incluaient aussi des élus municipaux, des représentants de la société civile (associations locales) et du secteur privé, ainsi que des jeunes porteurs d’idées innovantes. Six comités [7] ont été créés, leur taille variant d’un gouvernorat à l’autre en fonction du nombre de territoires de vie. À Bizerte ou au Kef, les comités incluaient une cinquantaine de personnes contre une trentaine à Sidi Bouzid.
L’animation de ces comités a été délicate car des personnes peu lettrées y côtoyaient des personnes diplômées, des petits éleveurs discutaient avec des gérants d’entreprise ou des élus municipaux. Ce sont des espaces démocratiques auxquels les gens sont peu habitués. Les facilitatrices et facilitateurs ont donc organisé des séances de préparation dédiées.
La difficulté pour ces comités de territoire était de dépasser les attentes très individuelles ou de court terme (par exemple, recevoir des plans d’olivier, des têtes de bétail ou une citerne) pour formuler des perspectives plus collectives et de moyen terme, sans pour autant oublier les préoccupations exprimées à la base. Cela a inévitablement créé des déceptions au sein de la population car, même si facilitateurs avaient clairement averti les participants que toutes leurs demandes ne pourraient pas être satisfaites, certains espéraient tout de même bénéficier individuellement des plans territoriaux [8]. Leurs attentes ont probablement été renforcées par le fait que diverses politiques et projets passés ciblaient directement des bénéficiaires individuels, en distribuant par exemple des semences, des vaccins ou du bétail.
Sortir de cette logique individualiste pour amener les participants à construire collectivement un plan de territoire cohérent a été un travail de longue haleine. Chaque comité de territoire a ainsi travaillé au cours de sept à huit ateliers successifs. Les premiers ateliers étaient consacrés à l’interconnaissance entre les membres du comité, la mise en débat des résultats du diagnostic, la validation d’un règlement intérieur et la construction d’une vision et de principes de développement territorial ensuite formalisés dans une charte. Les ateliers suivants étaient dédiés à l’élaboration du plan d’action en tant que tel, en utilisant les propositions d’actions faites par la population. Les comités ont d’abord construit des grappes d’actions pour identifier les ensembles d’actions permettant de faire face aux enjeux prioritaires. Ils ont ensuite organisé les actions dans le temps et dans l’espace, en fonction des ressources disponibles et des impacts attendus.
Quelle a été la place des experts ?
Cette première version des plans territoriaux a été soumise à des experts de la planification territoriale. Certains se sont montrés réticents, car ils considéraient que des citoyens n’avaient ni la légitimité ni les compétences pour cela, mais nombre d’entre eux ont joué le jeu. Ils ont classé les propositions contenues dans les plans entre « validées », « à modifier » ou « à supprimer » en justifiant systématiquement leur avis. Des réunions d’experts ayant des compétences dans les domaines concernés ont également été organisées afin que ces derniers expriment leurs avis sur les impacts, risques et incertitudes possibles des plans proposés. Les comités de territoire ont ensuite reçu ces avis, en ont accepté certains et ont discuté les autres avec les experts. Les discussions sur les points en désaccord ont été animées par les facilitateurs. Finalement, les plans validés par les comités et les experts ont été transmis aux administrations publiques concernées.
Le ministère de l’Agriculture a mis en œuvre les actions relevant de sa compétence. Pour les autres, il a tenté de mobiliser d’autres administrations. Malheureusement, celles-ci n’ont pas toujours donné suite à ces interpellations qu’elles n’avaient pas sollicitées. Il était également attendu des comités de territoire qu’ils mobilisent d’autres financements pour les actions restantes, mais ces derniers n’en avaient pas forcément les moyens ou les compétences.
Quelles sont les perspectives ?
Le métier des facilitateurs et facilitatrices a été institutionnalisé et d’autres agents ont été formés. La méthode de planification participative a été formalisée dans un guide méthodologique [9] et répliquée dans plusieurs autres gouvernorats en Tunisie.
Dans les six zones pilotes, des membres des comités de territoire ont continué à suivre la mise en œuvre des actions et à assurer le relais entre la population et l’administration. Au départ, il était prévu que ces comités de territoire perdurent et soient engagés dans d’autres cycles de planification. Ils avaient été institutionnalisés et rattachés aux municipalités en 2020. Mais la réforme de l’administration territoriale engagée en 2023 par le gouvernement tunisien a bousculé cette organisation. Les conseils municipaux ont été dissous et de nouveaux conseils locaux et régionaux ont été créés, avec la mission de concevoir des plans de développement local tenant compte des attentes de la population. Certains membres des comités de territoire sont devenus des élus locaux. L’objectif est maintenant de valoriser cette expérience de planification territoriale participative afin que ses enseignements puissent être utiles.
Recueilli par Pierre-Yves Guihéneuf.
Cet article a bénéficié de la contribution
de Guillaume Lestrelin, chercheur au Cirad.


