Entretien avec
Isadora Guerra
Responsable du service Participation et citoyenneté de la Métropole Rouen Normandie
Julien Cammas
Chargé d’opérations Démocratie participative et co-construction de la Métropole Rouen Normandie
« Pour les reformulations et les synthèses des concertations, l’intelligence artificielle apporte un avantage indéniable, mais pour l’instant c’est tout », expliquent Isadora Guerra et Julien Cammas de la Métropole Rouen Normandie.
Comment avez-vous commencé à travailler avec l’intelligence artificielle ?
Julien Cammas. La métropole Rouen Normandie a participé, avec cinq autres collectivités normandes et aux côtés du Pôle de compétitivité numérique TES à un consortium permettant d’expérimenter un outil de recherche et d’analyse de délibérations, basé sur l’intelligence artificielle européenne Mistral, déployé par la start-up Delibia. L’ensemble des agents de la collectivité ont accès à ce service qui aide à la rédaction d’une note de cadrage ou d’une délibération. Ce déploiement n’était pas spécifique à la participation citoyenne bien entendu. Mais au sein d’un groupe d’agents appelé « Ma métropole connectée », nous avons identifié nos besoins et fait remonter à Delibia notre intérêt pour les usages de l’IA et la participation citoyenne.
Quels étaient vos besoins spécifiques ?
Isadora Guerra. Le principal besoin identifié était de nous aider à résumer les contributions des citoyens pour les bilans des concertations. C’est assez facile puisque c’est un module de résumé et l’IA est très bonne pour cela. Habituellement, la rédaction d’un bilan peut prendre quatre jours, en utilisant l’IA cela nous prend une demi-journée. Mais souvent, nous organisons, sur un même sujet, des évènements de formes différentes : des réunions publiques, des ateliers participatifs variés, des questionnaires, des balades urbaines… À chaque fois, nous réalisons des livrets de restitutions. Il faut donc synthétiser l’ensemble, bâtir un bilan global de la concertation qui permet de faire ressortir les enseignements, avec en face, ce que la métropole compte faire. L’IA nous aide à faire ressortir les points essentiels de plusieurs réunions organisées sur un même sujet : on rentre les textes des comptes-rendus et l’outil dégage les principaux points à retenir. Pour moi, le gain de temps de l’intelligence artificielle dans nos métiers, pour le moment, réside dans cette analyse sémantique. Mais lorsque nous assistons à une réunion, nous ressentons les tensions, les postures, les relations non dites, nous repérons l’état d’esprit, l’ambiance de la réunion… Ces aspects-là, nous devons pouvoir les retraduire dans un bilan et l’IA ne peut pas le faire.
L’outil IA pourrait aussi nous aider à vulgariser et à écrire en langage « facile à lire et à comprendre » (Falc) mais aujourd’hui ce n’est pas encore le cas. Car finalement, c’est aussi notre métier de traduire pour les gens, sur la base des informations techniques fournies par les collègues, nous sommes obligés de tourner les phrases autrement, d’enlever les jargons, de vulgariser les concepts.
Julien Cammas. Utiliser les modules de reformulation est intéressant selon les cibles que nous souhaitons toucher. Par exemple, pour avoir un discours plus percutant, pour rédiger des messages sur les réseaux sociaux ou encore pour traduire des textes. L’outil IA est aussi certainement très pertinent pour la traduction de textes en graphiques ou d’illustrations compréhensibles par tous.
De votre point de vue, l’IA vous permettrait-elle d’améliorer l’inclusion des publics ?
Isadora Guerra. Pour moi, le seul moyen de favoriser l’inclusion et d’avoir une véritable diversité de participants, c’est d’être sur le terrain. Cela prend du temps et des moyens humains que nous n’avons pas toujours. Les rencontres de proximité, les dispositifs d’« aller vers », le temps nécessaire pour expliquer, argumenter, vulgariser, c’est tout cela qui permet aux gens de comprendre l’intérêt de s’impliquer et de se sentir inclus. Ce n’est pas l’IA qui va nous aider dans ce rapport-là.
Sur quels sujets avez-vous tenté d’aller plus loin ?
Isadora Guerra. Habituellement nous définissons les stratégies de concertation en collaboration avec les autres services, mais faute de temps, nous essayons de développer des outils d’accompagnement pour que les services opérationnels puissent avancer seuls. Au lieu de réaliser une boîte à outils classique, nous avons demandé à Delibia de développer un module d’aide à la structuration d’une stratégie, un prompt[1] découpé en trois approches : les objectifs, le public cible, les outils à mettre en place… Nous avons ainsi des blocs pré-préparés qui orientent la pensée, une sorte de to do list pour commencer une démarche, proposer des premières idées. C’est intéressant notamment pour des personnes dont ce n’est pas le métier, et pour nous, service participation, cela permet de poser les premières pierres. Mais cela ne suffit en aucun cas pour bâtir une véritable stratégie de concertation dans son ensemble.
Un module est également en cours de définition pour créer le déroulé d’un atelier participatif. Là aussi, ce peut être intéressant pour les non experts.
Julien Cammas. Nous avons aussi un module pour des sondages, des questionnaires ou des enquêtes. Si je formule une demande, le module propose une introduction, des questions et pourra peut-être plus tard aider à traiter les réponses collectées, mais ce n’est pas encore le cas.
J’imagine que rapidement, nous aurons des propositions qui permettront d’avoir les résultats et les analyses en direct ; les citoyens pourraient les visionner directement sur les plateformes participatives.
Mais a-t-on besoin de l’IA pour faire un questionnaire ?
Isadora Guerra. Non, mais l’IA est là. C’est un outil qui permet de faire des tâches plus rapidement, en se posant moins de questions que nous et en digérant certaines informations beaucoup plus rapidement que nous. C’est tout.
L’essai vous parait-il concluant ?
Isadora Guerra. Oui et non. C’est un outil, surtout un gain de temps pour les bilans des concertations, mais l’IA ne peut pas se substituer à l’humain pour nos métiers. Il faut vraiment prendre l’IA pour ce qu’il est, un assistant. Nous n’avons pas besoin d’intelligence artificielle pour faire ce que l’on fait au quotidien, bâtir une stratégie de concertation, faire de l’animation territoriale, c’est notre rôle en tant que professionnels de la participation.
Julien Cammas. C’était un peu époustouflant au début. Avec une simple question l’outil propose un plan, écrit. Mais nous sommes plus précis avec un vrai cerveau. Il est essentiel de relire, vérifier, compléter.
Avez-vous imaginé d’autres apports de l’IA pour la participation citoyenne ?
Isadora Guerra. Lors de l’atelier que nous avons organisé pendant les Rencontres européennes de la participation en 2024 à Toulouse[2], les participants ont prototypé un module « boule de cristal » qui nous permettrait de prendre la température sur un sujet : existe-t-il ou non des conflits, des points de vue déjà affirmés sur le territoire sur tel sujet ? Si nous sollicitons les citoyens sur telle thématique, quels types de réponses pourrions-nous espérer ?
Julien Cammas. On aimerait tester une IA qui écoute un atelier participatif et dresse, à la fin, les tendances et les enjeux de ce qui vient de se dire. Le problème est la captation audio en présentiel, il faut des bons micros pour que cela fonctionne.
Plusieurs experts indiquent que l’IA a des biais et n’identifie pas les paroles minoritaires par exemple. Avez-vous repéré ce défaut ?
Isadora Guerra. Oui, clairement, il faut vérifier avec attention avec ce que l’outil écrit. S’il y a de nombreuses réponses qui vont dans un sens, l’outil va les valoriser en revanche, s’il y a seulement quelques interventions, même très pertinentes, il ne va pas les prendre en compte. C’est à nous de repérer ces failles.
Julien Cammas. J’ai eu le cas d’un biais assez drôle : l’IA a confondu « politique publique » et « espace public » dans un résumé qu’il avait rédigé. C’est là que je me suis rappelé que ce n’était qu’une machine ; c’est d’ailleurs pour cela que certains l’appellent une « calculatrice littéraire »[3].
Est-ce que lorsque vous utilisez l’IA, vous le dites aux citoyens ?
Isadora Guerra. Nous l’avons fait une fois, mais nous oublions de le faire régulièrement. Nous devons effectivement l’indiquer pour être transparents avec les citoyens et nous devrions d’ailleurs demander également aux prestataires de nous l’indiquer. Il faut que nous avancions sur une charte d’éthique de l’utilisation de l’IA et la travailler entre plusieurs collectivités serait porteur.
Finalement, les professionnels de la participation ne vont pas être remplacés par l’IA ?
Isadora Guerra. Absolument pas ! Notre toute première impression a été « waouh ! », la deuxième a été la crainte, en se disant que nous n’aurions bientôt plus de travail. Maintenant, nous nous disons d’une part que l’humain est absolument nécessaire dans des métiers comme les nôtres et d’autre part que l’intelligence artificielle n’est pas très intelligente, en fait !
Entretien réalisé par Sylvie Barnezet