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La participation en vaut-elle la peine ?

Alice Scotti

Economiste au Cirad

Quels sont les coûts et les avantages de la participation ? Nous disposons de peu d’outils pour répondre à cette question. À partir d’analyses de démarches de gestion de l’eau, en France et en Tunisie, Alice Scotti propose des pistes.

Vous vous intéressez à l’analyse des coûts et bénéfices. Comment transposez-vous cette approche pour la participation citoyenne ?

En sciences économiques, l’analyse coûts-bénéfices est un outil d’aide à la décision qui permet d’évaluer ce que l’on peut gagner ou non d’une action, d’une politique publique ou d’un programme. Après avoir identifié les coûts et les bénéfices d’une action et les avoir convertis en unité monétaire, il est alors possible de comparer si la somme des bénéfices est supérieure aux coûts.

Cette méthode est rarement appliquée dans l’évaluation de la participation. Pourquoi ? Une des raisons est liée au fait que les coûts et les bénéfices de la participation sont de nature très diverse et ne sont pas tous traduisibles monétairement.

À partir de ce constat, j’ai enquêté sur deux processus participatifs en lien avec des politiques de l’eau : le programme Pacte en Tunisie et le projet de territoire pour la gestion de l’eau Garon’Amont en Haute-Garonne (lire encadré). J’ai interrogé des participants, des porteurs de projets, des garants de la concertation, des financeurs et partenaires et j’ai recensé dans les documents les indicateurs de suivi des coûts et bénéfices. Dans chaque cas, j’ai analysé si les coûts et les bénéfices perçus par les différents acteurs étaient identiques ou non à ceux qui étaient évalués formellement pour chacun des projets. À travers ce travail, mon objectif est de fournir des recommandations afin que les coûts et bénéfices des démarches participatives puissent être mieux évalués avant, pendant et après ces démarches.

Quels sont les bénéfices identifiés par les personnes que vous avez interrogées ?

Les types de bénéfices sont variés. Nous pouvons distinguer les bénéfices individuels dont jouissent des personnes et les bénéfices collectifs dont jouissent des groupes, des organisations ou la société dans son ensemble. Les individus et les groupes peuvent avoir participé au processus, ou bien en bénéficier sans y avoir participé.

Parmi les bénéfices individuels, je peux citer les apprentissages (acquisition de connaissances sur l’eau, compétences d’animation etc.), un avantage matériel ou monétaire, un sentiment de satisfaction, d’atteinte de ses objectifs, de reconnaissance par les pairs… Dans la littérature, les bénéfices individuels sont souvent rattachés aux participants ou aux citoyens, mais les enquêtes montrent que les salariés des organisations impliquées dans les processus participatifs peuvent jouir de bénéfices individuels : avancée de carrière ou satisfaction au travail, par exemple.

Les bénéfices collectifs concernent les changements organisationnels, l’acquisition de nouvelles compétences d’animation territoriale par les équipes, les nouvelles habitudes de travail transversales, la modification des relations avec le public…

Les personnes et les organisations qui n’ont pas participé au processus participatif retirent, elles, davantage de bénéfices liés aux résultats du processus participatif qu’au processus lui-même. Il s’agit, par exemple, de bénéficier d’une action publique plus pertinente et performante. Au-delà des bénéfices dont jouissent les personnes, il y a bien sûr les bénéfices dont peuvent jouir les écosystèmes, comme par exemple l’amélioration de la qualité de l’eau ou la réduction du déficit hydrique sur un bassin versant.

Vous avez aussi repéré des coûts matériels et psychologiques ?

Dans mes travaux, je distingue deux catégories de coûts. La première catégorie rassemble les ressources consacrées au processus participatif, telles que le temps, les dépenses financières ou les activités auxquelles l’individu ou l’organisation a renoncé pour organiser ou participer. La seconde catégorie intègre les conséquences négatives engendrées par le processus participatif. Ces conséquences sont par exemple les coûts psychologiques produits lors de la conception de la démarche (fatigue liée au nombre d’ateliers en présentiel, à la complexité et au format des contributions demandées, etc.) ou lors de sa réalisation (incompréhensions liées au vocabulaire employé, appréhension de parler en public ou de se rendre tardivement dans des lieux inconnus, etc.). L’apparition de conflits ou de tensions peut s’ajouter aux coûts psychologiques. Autre exemple de conséquences négatives, il arrive que les débats pour aboutir à des compromis entrainent une remise en question de la position de certains acteurs ou groupes d’acteurs, tels que les élus, les associations ou les syndicats, et cela peut entacher leur crédibilité auprès de leurs publics.

Les personnes interrogées perçoivent donc différemment les coûts et bénéfices, selon leur rôle dans la démarche participative ?

Oui. Ce que l’on remarque, c’est que les acteurs ont tendance à percevoir leurs propres coûts avant ceux des autres acteurs. Dans les deux cas que j’ai analysés, les pilotes de la politique publique avaient également tendance à sous-estimer les coûts investis par les participants, comme les dépenses monétaires, le temps, les déplacements ou le renoncement aux activités alternatives. Les participants et les pilotes de la politique publique sont vus comme les acteurs supportant le plus de coûts, alors que la majorité des bénéfices sont perçus comme profitant aux habitants du territoire (local, national, régional) et aux  générations futures….

Avez-vous repéré des différences entre les coûts et bénéfices perçus et ceux évalués officiellement ?

Les évaluations officielles tendent à se concentrer sur des dimensions quantifiables, comme les coûts financiers, le temps investi, le nombre de personnes ayant participé ou les impacts environnementaux (volumes d’eau économisés par exemple). Alors que les acteurs perçoivent également des dimensions sociales, psychologiques et relationnelles qui ne sont pas souvent prises en compte dans les bilans formels.

Mes enquêtes ont également montré que le décalage temporel entre les coûts et les bénéfices des démarches participatives trouble la perception des acteurs et rend difficile la comparaison entre les coûts et les bénéfices d’une démarche : les coûts liés aux ressources investies prennent une place importante à court terme, alors que les bénéfices ne sont perçus et évalués qu’à moyen et long terme.

Quels sont les impacts de la prise en compte des coûts et bénéfices sur une démarche ?

La non-prise en compte de certains coûts peut remettre en cause la réussite d’un processus participatif. Les coûts peuvent constituer un frein à la participation pour certains publics. Dans le cas d’étude en Tunisie, une participante m’a dit qu’elle ne continuerait pas à participer à la démarche, car le stress et les conflits engendrés étaient trop intenses. Certains acteurs peuvent également être exclus du processus participatif parce qu’ils ne peuvent pas se permettre de financer leur déplacement ou de prendre du temps sur leur travail.

De la même manière, un coût excessif peut entrainer un désengagement des partenaires. Par exemple, un agent du Syndicat mixte de Garonne-amont témoigne des difficultés de mobiliser les collectivités espagnoles sur un projet transfrontalier lié à l’eau, car les thématiques abordées prenaient en compte principalement les problématiques françaises. Ce décalage d’intérêt, combiné à une charge en temps, en ressources ou en effort, freine la participation. À l’inverse, l’atteinte des bénéfices anticipés ou la visibilité de l’impact de la participation sont des facteurs de mobilisation. Or, les bénéfices intangibles, comme la satisfaction des participants ou les apprentissages, sont rarement évalués et ne sont donc pas valorisés.

Que préconisez-vous pour évaluer la participation ? 

Pour répondre à la question « la participation en vaut-elle la peine ? », il me semble que l’évaluation des démarches participatives doit aller au-delà des seuls coûts financiers et temporels ainsi que des résultats immédiats, c’est-à-dire les productions tangibles du processus participatif, comme les plans d’actions ou la définition d’axes stratégiques de politiques publiques par exemple.

Je suggèrerais donc d’inclure dans les évaluations, par exemple, les efforts assumés par les citoyens participants ou encore les apprentissages individuels ou collectifs générés par le processus. Cela permettrait de façonner la démarche en fonction des coûts et des bénéfices escomptés, de savoir pendant le processus s’il répond aux attentes des différents acteurs et d’apprendre des réussites et des erreurs de différentes démarches.

Pour cela, lorsque c’est possible, je suggèrerais de réunir différentes parties prenantes avant le démarrage de la démarche participative afin de recenser les coûts et bénéfices attendus pour chaque groupe d’acteurs. Ces parties prenantes peuvent également être sollicitées à suivre les coûts et bénéfices pré-identifiés au fur et à mesure de la démarche et à en rendre compte aux autres participants.

Enfin, il me semble que le manque d’évaluation des coûts et bénéfices tels que les coûts psychologiques et les apprentissages vient en partie du fait qu’ils sont perçus comme plus difficiles à mesurer ; or, il existe des outils permettant de les évaluer assez simplement et qui peuvent être intégrés dans le processus participatif. Je pense, par exemple, aux graphes sur lesquels les participants se positionnent ou aux évaluations mouvantes [1].

Dans un contexte où les démarches participatives se multiplient, il apparaît nécessaire que nous puissions collectivement rendre des comptes sur leur valeur.

Entretien réalisé par Sylvie Barnezet.
Article écrit avec la participation d’Émeline Hassenforder et Stefano Farolfi (Cirad,
UMR G-EAU) dans le cadre d’une thèse financée par le Cirad et la région Occitanie.

Deux démarches participatives sur l’eau et le territoire

Pacte : Programme d’adaptation au changement climatique des territoires ruraux vulnérables de Tunisie. Porté par le ministère de l’Agriculture de Tunisie dans cinq gouvernorats (Bizerte, Kairouan, Le Kef, Sidi Bouzid et Siliana), le processus participatif du programme Pacte s’est déroulé en trois phases clés, de 2018 à 2023 : diagnostic avec les habitants du territoire, élaboration collective d’un plan d’aménagement du territoire des comités de territoire composés d’habitants, d’élus, d’acteurs socio-économiques et de porteurs d’idées innovantes, puis suivi et mise en œuvre des actions choisies localement. Au total, plus de 4300 personnes ont participé. Plus d’informations : pacte.tn et lire notre article Tunisie, le développement rural avec les habitants.

PTGA : Projet de territoire Garon’Amont. Porté par le conseil départemental de la Haute-Garonne dans le bassin versant Garonne-amont, le processus participatif du PTGA (2018–2021) comportait trois étapes : dialogue citoyen avec un panel de 30 citoyens tirés au sort et des ateliers ouverts sur le territoire, élaboration collaborative d’un plan d’action avec un comité de concertation réunissant toutes les parties prenantes (collectivités, services de l’état, associations et syndicats, représentants des panélistes etc.), puis mise en œuvre et suivi du plan par ce comité. Plus d’informations : garonne-amont.fr.

Blatrix, Cécile et Méry, Jacques. La concertation est-elle rentable ? Environnement, conflits et participation du public. Ed. Quae, 2018. Note de lecture (résumé de l'ouvrage, document pdf) : i-cpc.org.
Institut de la concertation et de la participation citoyenne. L'évaluation de la participation. Principes et recommandations. ICPC, 2022. i-cpc.org/documents.
Hassenforder, Émeline et Ferrand, Nils. « Évaluer une démarche participative ». Sciences, Eaux & Territoires, n° 35, p. 90–95, 2021. revue-set.fr.
Casillo, Ilaria ; Fenker, Michael ; Zetlaoui-Léger, Jodelle. (2022). Évaluation de la participation (aménagement de l'espace). DicoPart, deuxième édition, 2022. GIS Démocratie et Participation. dicopart.fr.

[1] Voir : « Des démarches participatives pour penser ensemble la gestion de l’eau et des territoires », Émeline Hassenforder et Nils Ferrand, Sciences Eaux & Territoires n° 35, 2021. revue-set.fr

Alice Scotti

Alice Scotti est chargée d’étude, doctorante au Cirad, organisme français de recherche agronomique et de coopération internationale pour le développement durable des régions tropicales et méditerranéennes. Elle est spécialisée dans l’analyse de la participation. Ses expériences et ses travaux s’inscrivent dans les thématiques de la transition écologique des territoires et de la gestion des ressources agro-environnementales.

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