François Le Ménahèze
Ex-enseignant et directeur d’école, formateur.
À partir de son expérience d’enseignant et de formateur utilisant la pédagogie Freinet, François Le Ménahèze propose de faire évoluer les organisations à travers la notion de coopération.
Pour vous, qu’est-ce que la coopération ?
Pour moi, la coopération, c’est être capable de travailler avec d’autres sans rapport de domination, pouvoir construire des projets et résoudre des problèmes en comptant sur les connaissances, les compétences, les savoirs de tous les participants. Dans le champ pédagogique, on pourrait dire que « c’est à plusieurs qu’on apprend tout seul ».
Plus concrètement, un certain nombre d’idées, de propositions sont exprimées par des personnes, puis le groupe travaille dessus, échange, confronte les idées, il prend ensuite une décision par la recherche d’un consensus au sein du groupe. La co-construction fait intégralement partie de cette démarche, la médiation peut être utilisée, le consensus aussi – qui est préférable au compromis, même s’il faut parfois du compromis pour répondre à un enjeu urgent, quitte à y revenir par la suite. Dans la coopération, les mots importants sont la créativité et l’émancipation, la décision finale pouvant être une piste à laquelle on ne pensait pas au départ. Par exemple, chaque fois qu’on monte un projet coopératif dans l’école ou que des enfants coopèrent dans une classe, on n’en connait pas forcément le résultat, la production finale !
Comment se déploie la coopération au sein de l’Éducation nationale ?
D’abord dans les écoles bien sûr. Le piètre constat que nous pouvons faire est que les inégalités scolaires demeurent fortes et l’école a toute sa part de responsabilité. Et ce n’est certainement pas dans l’enchainement de leçons et de cours magistraux qu’on peut prendre en compte les difficultés. Les écoles coopératives, notamment les écoles Freinet, sont repérées pour accueillir tous les enfants : certains psychologues, et même des collègues ou directeurs d’écoles envoient des enfants en échec scolaire ou peu adaptés au système scolaire classique, en disant : « Là-bas, ils vont prendre en compte vos particularités ». Les différences, l’hétérogénéité, nous les transformons en richesse. En effet, l’entraide est au cœur de nos pratiques pédagogiques, on peut organiser des tutorats, des parrainages ; ces enfants sont alors pris en charge par d’autres enfants volontaires avec l’accompagnement des enseignants.
On constate une forte appétence de la part des enseignants pour faire vivre le principe de coopération. On comptabilise aujourd’hui environ cinq mille enseignants, de la maternelle à l’université, qui travaillent autour de ces démarches et de nombreux autres s’y essayent à leur mesure, selon leur contexte d’exercice.
Pourquoi si peu ? Sans doute en raison des nombreux freins qui existent : l’institution Éducation nationale et ses injonctions contradictoires (à chaque changement gouvernemental), un certain isolement et le manque de travail en équipe, parfois des parents perturbés par des pratiques pédagogiques méconnues d’eux…
Comment organisez-vous la coopération à l’école ?
L’idée de départ est de développer l’expression et la communication des jeunes au sein des classes, mais aussi leur esprit d’engagement à travers la responsabilisation de chacun au sein du groupe, l’esprit d’initiative, le montage de projets, les recherches qui les intéressent, etc. Par exemple, une fois par semaine, le groupe-classe avec l’enseignant se pose en conseil de coopérative pour faire des propositions et réguler la vie et le travail au sein du groupe. Un ou plusieurs élèves organisent l’ordre du jour (par exemple un président et un secrétaire) ; les premiers conseils sont souvent pris en charge par l’enseignant, puis ensuite par des enfants jugés responsables et compétents ; ils prennent alors le relais, parrainés par l’enseignant. Durant la semaine, les élèves mettent dans une boite des propositions d’amélioration du travail, de la vie du groupe ou des problèmes liés à la vie du groupe. Les animateurs récupèrent tous ces mots et les inscrivent à l’ordre du jour du conseil. Lorsque celui-ci arrive, souvent ritualisé en fin de semaine, la procédure reste toujours la même : « on propose », l’enfant concerné prend la parole et explique sa proposition ; « on échange sur celle-ci », « on écoute les avis », « on donne son point de vue », on peut même formuler des propositions complémentaires ; « on reformule » les propositions et « on prend une décision », le plus possible par consensus, parfois par le vote ; enfin « on applique la décision », elle devient alors une nouvelle règle de travail. Par la suite, on devra donc appliquer cette décision ; si celle-ci ne fonctionne pas, il faudra en reparler au conseil et prendre une autre décision.
Cette organisation de conseil peut également se mettre en place au sein même d’une école, d’un établissement. Cela passe alors par un système de délégation de pouvoir, des délégués-responsables deviennent les porte-parole de leur classe, de leur groupe.
Chacun possède donc des responsabilités dans le groupe, il n’y en a pas une qui vaut plus que l’autre. On parle de discipline coopérative. L’enseignant est garant de cette autorité, mais elle est partagée parce que les savoirs et les pouvoirs sont partagés dans la classe coopérative.
La coopération se développe-t-elle aussi dans d’autres secteurs ?
A travers l’écriture de mon livre, j’ai pu constater que les coopérations existaient dans tous les milieux. J’ai rencontré nombre de coopérateurs, qu’ils exercent dans l’entreprise, l’agriculture, l’enseignement, la formation, la musique, le journalisme, la santé, la recherche et même la banque. J’ai pu faire émerger les ressorts et les leviers favorisant le travail coopératif, de fait une réelle citoyenneté participative. Je pense, par exemple, à une entreprise du bâtiment de 240 personnes, en société coopérative (Scop), qui s’est développée tout en étant vigilante au maintien de ses valeurs, de son organisation horizontale, avec des commissions très structurées, dont une dénommée « vie coopérative » garante justement de son fonctionnement.
Dans un autre registre qu’est la musique, on trouve l’exemple d’un quatuor de saxophonistes qui vit la coopération dès l’arrangement des morceaux qu’ils vont jouer jusqu’au débriefing engageant une analyse collective de leur représentation. J’ai aussi eu l’occasion de travailler dans le milieu du soin ; il s’agit alors pour le soignant de partir du patient et donc de s’adapter, pour l’engager lui-même dans la prise en charge du soin.
Comment forme-t-on à la coopération ?
Dans mes formations, je vis avec les enseignants des moments coopératifs. Par exemple chacun écrit un texte, qui va être enrichi de l’apport des autres. Puis on analyse ce qui est apparu. On pose par écrit les grands axes de nos analyses qui deviendront alors les outils de référence à chaque fois qu’on se retrouve dans le même type d’activité. Chacun est amené à écrire, à participer à l’analyse et à faire émerger les outils-repères. On identifie ainsi et on teste en direct les principes de l’organisation coopérative à travers la formation.
Avant de faire prendre des décisions dans un groupe, je pense qu’il faut d’abord faire vivre la coopération pour ensuite revenir sur ce qui s’est révélé constructif, ce qui a dysfonctionné pour en constituer de nouvelles règles de travail. N’importe qui peut faire des propositions, évoquer des problèmes vécus dans la journée ; le groupe en parle, prend en compte les différentes propositions de chacun, prend des décisions. Parfois un groupe de travail va se charger de peaufiner la décision si elle n’est encore pas claire pour tout le monde. Il reste donc nécessaire d’organiser des temps de régulation, chaque jour si nécessaire.
Évaluez-vous les effets de la coopération ?
Cela se joue à travers l’évolution de la capacité des personnes à penser par elles-mêmes et par l’efficacité attribuée aux décisions prises. Est-ce que ce qu’on a mené ensemble a permis d’améliorer la vie du groupe, mais aussi d’améliorer, dans notre exemple d’enseignants à l’école, les savoirs ?
Quelles sont les conditions et les freins au développement de la coopération ?
Il existe des préalables : la construction collective des règles de vie du groupe et des règles de travail ensemble. Cela induit des temps d’expression et des temps de régulation, comme le débriefing du matin et/ou du soir, des temps d’analyse, de métacognition, pour anticiper la suite. L’idée est que le temps appartient aux membres du collectif qui va s’organiser au fur et à mesure.
Je pense qu’individuellement c’est une posture faite d’une certaine humilité : je sais que je peux apporter mes idées, mais il va falloir aussi que j’entende les idées de l’autre. Je peux changer d’avis grâce à l’écoute des autres et aussi parce que je suis capable d’entendre. Le pouvoir d’apprendre, le pouvoir agir représentent les moteurs.
Les freins peuvent se révéler à travers des adultes ou des élèves qui ne veulent pas entrer dans ce type de démarche, qui attendent des ordres pour lesquels il faudra juste obéir. Mon expérience est qu’avec les jeunes, cela évolue, le temps nous permet de les faire bouger. Dans une entreprise, il peut être possible de faire partie du coopératif ou non. Avec l’idée que la personne peut évoluer si elle le souhaite. Pour une grande structure, c’est possible en commençant à petite échelle.
Propos recueillis par Sylvie Barnezet
Les écoles Freinet
Pédagogie dite alternative qui se développe à partir du début du 20e siècle, la pédagogie Freinet place les élèves comme acteurs et même auteurs de leurs apprentissages. Elle les invite à s’exprimer, communiquer, chercher, inventer et par là-même à apprendre par eux-mêmes et à apprendre ensemble. Cette pédagogie est reconnue par l’Éducation nationale. Elle est ancrée dans l’école publique, dans une perspective d’éducation populaire.
Autant la pédagogie traditionnelle est centrée sur la transmission des savoirs pour tous au même moment, autant la pédagogie Freinet s’intéresse à la diversité des savoirs et s’appuie sur les rythmes des enfants concernés. Elle a vocation à engager les enfants à devenir des citoyens lucides et responsables. Elle repose sur différents points : le tâtonnement expérimental, un rythme d’apprentissage individualisé, une autonomie favorisée, la coopération entre pairs, l’organisation coopérative de la classe, l’expression libre, l’évaluation formatrice et un aménagement de l’espace conçu pour favoriser la coopération.
La pédagogie Freinet serait pratiquée par 300 000 enseignants dans le monde, mais il n’existe que quelques dizaines d’écoles maternelles et primaires publiques Freinet en France.